Organisation impeccable, affluence et accessibilité des acteurs, rapprochements envisagés ou consolidés dans un concentré de dynamisme technologique, industriel et commercial, « Pavillon français » à la mesure de la vitalité résiliente de notre présence économique ‒ qu’un passage présidentiel aurait toutefois ragaillardie et qui mériterait, à Paris, une meilleure image que celle qui noie nos entreprises dans l’opprobre stupide jeté sur la Russie… le Forum économique international de Saint-Pétersbourg 2018 (SPIEF) aura semblé aux habitués de l’événement conforme au « Business as usual ».
Toutefois, si le regard se fait plus « géopolitique », il devient difficile de ne pas reconnaître que ce SPIEF a exprimé bien davantage que des opportunités d’affaires. N’en déplaise aux idéologues grincheux, les échanges lors de la table-ronde franco-russe, l’état d’esprit (et le body language) des présidents russe et français, l’atmosphère détendue au sein des délégations ont traduit une évolution sensible du niveau de compréhension et de la volonté de progresser dans le dialogue. La relation franco-russe semble avoir pris un nouveau départ, bien plus encore qu’à Versailles. Cette ambiance inédite s’est épanouie et élargie lors de la séance plénière, qui a rapproché les présidents russe et français, le Premier ministre japonais, le vice-président chinois et la directrice du FMI. Cette acmé aura en effet révélé autre chose qu’un front inédit contre Donald Trump et ses dangereuses foucades. L’échange fluide, sans tabou, et la connivence manifeste de tous les intervenants ont montré leur conscience partagée d’une urgence : celle de dépasser les schémas obsolètes d’un monde qui a vécu, pour explorer d’autres frontières, économiques mais aussi culturelles et stratégiques ‒ les « nouvelles frontières » d’un équilibre global en pleine réinvention. Ce nouveau monde n’est plus dans les limbes, il se dessine chaque jour plus clairement et finira par s’imposer, avec ou sans nous, selon notre capacité à nous affranchir de certitudes qui sont des aveuglements.
On peut, certes, insister sur ce qui manque, ce qui « cloche », ce qui dérange, et déplorer, du côté français notamment, certaines indéterminations ou des messages brouillés : par exemple, la difficulté du président français à mettre jusqu’au bout en cohérence un discours novateur sur les mérites de la souveraineté, de la coopération et du multilatéralisme politique, avec une réflexion pratique sur l’évolution souhaitable des structures de sécurité collective du continent européen. Le président Poutine ne s’y est évidemment pas trompé. En clair, il faudra bien, un jour, oser quitter nos ornières mentales et réfléchir sans honte ni tabou à l’avenir de l’OTAN et aux modalités de notre présence en son sein. Il conviendrait de le faire sans attendre le sommet de juillet, qui, sinon, servira de relégitimation tonitruante à cette enceinte de domination stratégique et politique de l’Europe par l’Amérique. Si nous prétendons sérieusement exister et compter face aux oukases de « notre grand allié », qui persiste à confondre alliance et soumission, si la France veut affirmer dans l’enceinte européenne une influence majeure, force sera d’adopter un autre ton vis-à-vis de Washington comme de Moscou, plus assuré, plus assumé, plus libre en somme, et de concevoir enfin les intérêts stratégiques propres de notre Union européenne, à commencer par ceux de Paris.
Cette réforme intellectuelle attendue vaut pour la défense et la sécurité, bien sûr, mais aussi pour les affaires. Elle vaut tout autant pour notre attitude face aux mécanismes ahurissants d’extraterritorialité imposés par le droit américain, et qu’il devient suicidaire de tolérer davantage ou de souhaiter seulement « aménager » en quémandant des exemptions pour certains secteurs d’activités ou pour nos entreprises à la Maison Blanche…. qui les accorde sans délai aux siennes. La rigueur de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) est à géométrie variable et l’idée de créer un fonds européen qui paierait les amendes est encore plus insensée, symbole d’un consentement aux règles du jeu iniques d’un « allié » qui nous traite non en égaux mais en serfs. Un tel fonds serait la manne d’un racket pur et simple. Donald Trump installe le rapport de force par un chantage ouvert ? À nous de lui répondre sur le même mode. Son coup de force devient moins que jamais justifiable quand il sert à la fois à geler des marchés pour la concurrence et à embraser des régions jusqu’à la guerre afin de perpétuer une domination stratégique qui condamne toute perspective d’apaisement des foyers de crise.
Les avancées du dialogue entre les présidents français et russe sur la Syrie seront aussi à saluer si elles permettent véritablement de sortir d’une diabolisation entêtée du régime syrien parfaitement stérile sur le plan pratique, qui dessert ce malheureux peuple ami de la France et fait le jeu des salafistes ultras infestant le territoire national et continuant de nous menacer.
Enfin, au lieu de railler le thème choisi par le président russe pour son discours et pour le Forum tout entier, celui de la confiance, donc du respect, il faut en estimer la valeur de vérité. La mise sous tension implacable, depuis la crise ukrainienne, de la relation américano-russe mais aussi la déstabilisation du monde arabe et perse à partir de 2011 ont produit une défiance profonde et un mépris ouvert, chez certains, des mécanismes et cadres internationaux de dialogue ou de conciliation. Ces crispations sont dangereuses. Elles ne servent ni l’Est, ni l’Ouest, ni aucune partie du monde. La Chine elle-même, en embuscade, n’a pas tout à gagner à cet ensauvagement. Quels que soient les antagonismes, les divergences, les concurrences, sans respect ni recherche d’un dialogue libéré du dogmatisme et du sectarisme idéologique, il n’est aucun espoir d’amélioration ni, au demeurant, de « victoire » unilatérale. C’est la capacité de nuisance ‒ versant noir de l’influence ‒, qui seule s’exerce alors, et la fuite en avant dogmatique et paranoïaque qui devient la modalité première d’une réflexion et d’une action indigentes. L’équilibre du monde n’est pas un jeu à somme nulle.
Source : https://www.lecourrierderussie.com/opinions/2018/05/les-nouvelles-frontieres-d-un-equilibre-global/