Billet du lundi 22 juin 2020 par Alexis Feertchak*
2011 : les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni interviennent en Libye et renversent un dictateur au nom d’un droit d’ingérence fondé sur la responsabilité de protéger les populations. La réalité était bien sûr beaucoup moins simple, mais ainsi en était-il au moins officiellement.
2020 : la Turquie intervient officiellement en Libye, l’Egypte peut-être bientôt, la Russie déjà, mais officieusement. De droits de l’homme, il n’est plus question. On parle hydrocarbures, influence géopolitique, souveraineté territoriale, intérêts économiques et sécuritaires, mémoire séculaire, prestige national, etc.
Médiatiquement, la guerre en Libye ne prend pas. Il n’y a pas des gentils contre des méchants, comme en 2011. Entre d’un côté le maréchal Haftar, sorte de mercenaire qui a passé le plus clair de son temps militaire à perdre des batailles puis à se ranger du côté des vainqueurs, et, de l’autre, le gouvernement internationalement reconnu mais appuyé au sol par les milices islamistes de Misrata ; entre d’un côté le camp de l’Arabie Saoudite et de l’autre celui des Frères musulmans, il est permis de douter du réel bon côté des choses…
Les motivations de chaque acteur sont complexes, multiples, mais reste qu’une page s’est tournée depuis 2011 : celle de ce monde post-Guerre froide au sein duquel les Etats-Unis, secondés de leurs alliés historiques, devaient éteindre les incendies locaux qui pouvaient émerger ci-et-là sur la planète, derniers vestiges d’une histoire qui devait, nous disait-on, prendre fin. Hop, on envoyait un groupe aéronaval : les chasseurs embarqués larguaient leurs bombes après que des missiles de croisière eurent éliminés les inutiles défenses aériennes adverses. Au sol, des proxys et forces spéciales faisaient le reste. L’asymétrie régnait en maître.
Ce qui s’est passé la semaine dernière aurait paru anachronique il y a encore quelques années : deux navires de guerre, dont un français, se sont affrontés en mer Méditerranée, certes sans aller jusqu’à ouvrir le feu. Une frégate furtive légère française, la Courbet, tentait d’intercepter un cargo turc ayant déconnecté son AIS et qui filait abreuver la Libye en armes et en combattants, malgré l’embargo de l’ONU. Le navire de la Marine nationale a dû lâcher sa proie car, entre-temps, la frégate turque Gökova l’avait visé par une “illumination radar”. L’expression ne paraît en soi guère belliqueuse, c’est pourtant un acte d’une portée lourde, qui précède une mise à feu.
Les Occidentaux ne font plus la loi en mer Méditerranée. Sorte de chant du cygne, ils avaient pu procéder, en mai 2018, à d’impressionnants tirs de missiles de croisière contre le régime de Bachar al-Assad. Mais, ne nous y trompons pas : il s’agissait avant tout de frappes de prestige, absolument inutiles sur le plan militaire. Les Russes avaient été avertis à l’avance. Il s’agissait pour Washington, Londres et Paris de ne pas perdre la face. Surtout, le tir de plusieurs de nos missiles de croisière navals, les MdCn, avaient littéralement fait long feu, soit que les missiles n’avaient pu quitter leurs silos verticaux, soit qu’ils s’étaient abîmés en mer Méditerranée. La faute, peut-être, à un brouillage russe réalisé par une frégate Grigorovitch stationnée en Méditerranée orientale.
L’environnement stratégique naval s’épaissit. Mais nous pourrions faire le même constat sur terre. Nous assistons au retour des stratégies de puissances des Etats, même de taille moyenne ou intermédiaire. Jusqu’à il y a quelques années, en parcourant les dépêches des agences de presse, la géopolitique pouvait donner l’impression de n’exister qu’à l’échelon le plus macroscopique, celui de l’hyperpuissance américaine, ou le plus microscopique, celui des troupes irrégulières, des milices, des groupes rebelles… Cette perspective prend fin : désormais, le communiqué de presse d’un président turc ou, aujourd’hui, d’un président égyptien retrouve sa place dans le fil de l’actualité. Par l’entremise d’alliances régionales (et non plus internationales), les Etats-nations – pas forcément d’anciens géants à vocation impériale, comme la Turquie ou la Russie – se retrouvent derechef acteurs géopolitiques.
Les Européens ont-ils la volonté et les moyens de faire face à cette nouvelle réalité géostratégique ? On peut pour l’instant en douter tant nos états d’esprit sont encore à mille lieues de là. Même si certains signaux faibles sont pourtant entendus, comme celui envoyé cette semaine à l’Assemblée nationale par le chef d’état-major de l’Armée de Terre, le général Thierry Burkhard, qui dit avoir besoin d’une armée “durcie” face à des conflits à venir “plus durs”. Le terrien souhaite l’organisation en 2023 d’un exercice militaire «au niveau division », avec plus de 15.000 hommes. Il y a quelques années, un tel exercice n’aurait-il pas été jugé lui aussi anachronique ? N’aurait-on pas moqué une grande manoeuvre surannée, comme en font les Russes chaque année ? Le général Burkhard prône encore une meilleure intégration des réservistes au sein des armées. Les “petites guerres” ne semblent ainsi plus être le seul horizon du fait militaire. Avec ou sans nous, les pourtours immédiats de notre continent sont en tout cas redessinés par ces stratégies turque, russe, émiratie, saoudienne, égyptienne qui s’officialisent et prennent de l’ampleur chaque jour davantage.
*Alexis Feertchak, membre fondateur de Geopragma
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