« The Fight against arrogance », cri de ralliement puissant, a de beaux jours devant lui.
Une délégation française, composée de Caroline Galactéros – Présidente de Géopragma -, Patricia Lalonde – Vice présidente de Geopragma et ancien député Européen –, Brice Lalonde – ancien ministre – et le colonel Alain Corvez (er), s’est rendue les 10 et 11 mai derniers à Téhéran, à l’invitation de l’Université Suprême de la Défense Nationale (SNDU), pour participer à la première « Conférence internationale sur la Géométrie du nouvel Ordre mondial ».
Envisagée dans la foulée de l’éclatement du conflit en Ukraine, cette conférence scientifique a réuni près d’une cinquantaine de centres de recherches venant de 11 pays autour de 8 thèmes d’études principaux. La préparation de l’évènement a donné lieu à la communication de plus de 200 articles scientifiques et 18 webinars internationaux réunissant près de 500 experts mondiaux. Nous étions à Téhéran environ 200 invités de 37 nationalités différentes.
L’ampleur et l’importance de cette initiative iranienne, au moment où la scène internationale est en profonde reconfiguration, a donné lieu à de multiples et passionnants échanges, offrant à GEOPRAGMA une fenêtre d’observation inestimable sur les dynamiques et préoccupations d’une partie du monde dite « non occidentale » mais néanmoins majeure, à laquelle malheureusement trop peu d’importance est encore accordée.
Il est d’ailleurs extrêmement regrettable qu’aucun européen n’ait daigné y apparaitre de peur sans doute de « se commettre » avec une puissance jugée « rétrograde » et peu fréquentable. Mise à part la participation, à distance, d’un professeur de la Sorbonne, et celle de GEOPRAGMA in situ, aucun autre Think Tank français ni européen n’a en effet accepté l’invitation de la SNDU. Peur, absence du curiosité, indigence intellectuelle, volonté d’ostracisation, indifférence ? Dans tous les cas, le refus de saisir cette opportunité de créer ou de (re)nouer des relations respectueuses et enfin intelligentes avec ce grand pays, mais aussi celle de prendre la mesure de sa place dans la nouvelle tectonique géopolitique, bien au-delà du seul Moyen-Orient déçoit, alors même que la montée des tensions et menaces rend le dialogue plus nécessaire que jamais, a fortiori avec « ceux qui ne pensent pas comme nous ». La richesse des échanges d’idées et des rencontres comme la liberté de ton auxquels cet évènement remarquablement organisé a donné lieu peuvent n’être ici qu’évoquées. Il est en revanche possible de partager quelques impressions et enseignements retirés de ces quelques jours dans la capitale iranienne.
– La conférence nous a paru constituer un observatoire in vivo de la bascule du monde en cours. L’étroitesse des liens noués entre l’Iran, la Russie et la Syrie y était tangible et parfaitement assumée, comme une victoire commune, longtemps attendue et enfin savourée, sur la volonté occidentale d’abaissement et de domination de ces grands
pays, et, dans le cas syrien, de démembrement. La Syrie a résisté et vaincu l’adversité qui lui était promise grâce à ses deux alliés éminents, et le récent accord irano-saoudien sous auspices chinois vient consolider un bouleversement du rapport de force au Moyen-Orient qu’il n’est plus possible d’ignorer. Il faut plutôt en prendre la mesure sans le jauger uniquement à l’aune des risques et menaces, mais à celle des opportunités de toutes nature qu’il recèle pour l’équilibre du monde et plus prosaïquement pour nos économies européennes.
– Lors de diverses interventions s’est d’ailleurs clairement exprimée une volonté iranienne d’ouverture économique à l’échelle régionale mais aussi globale, et une approche pragmatique du dialogue international jugée indispensable et devant être résolument décorrélé des préoccupations relevant de l’idéologie politique ou religieuse. Voilà une évolution à saluer et à travailler…
– On ressent en fait quasi charnellement que l’on est dans un pays qui par sa patience, son intelligence de situation mais aussi grâce à l’accélération de la coagulation géopolitique paradoxalement permise par la guerre en Ukraine, sort renforcé d’une longue période douloureuse et humiliante et est déterminé à capitaliser sur ses succès régionaux. Le vent de l’esprit de résistance à l’hégémonie souffle donc puissamment sur Téhéran. Résistance, mais aussi détermination au combat politique pour réassoir la puissance iranienne après les secousses sociales de l’hiver dernier et parer à toute nouvelle tentative de déstabilisation extérieure (cf les dernières attaques talibanes aux frontières) qui viendrait exploiter les difficultés économiques bien réelles du pouvoir du fait des sanctions et l’insatisfaction populaire consécutive.
– On sent donc une reprise d’assurance et de stabilité face à une évolution générale de la géopolitique mondiale enfin favorable à la stabilisation de la position iranienne dans la région, et la guerre en Ukraine est vue comme le point tournant du rapport de force global en défaveur de l’Occident. On est loin de la propagande irréelle sur l’isolement
russe qui sévit chez nous et veut accréditer, contre toute évidence, la faillite militaire et politique de la Russie, le renforcement de la cohésion et de la puissance de l’OTAN, de l’UE, ou même de l’armée américaine qui sont soigneusement étudiées et jaugées. Ici triomphe une approche pragmatique du réel. Nul ne se paie de mots, et donc nul ne croit en la victoire du proxy ukrainien ou de ses mandants. Chacun mesure l’impact considérable de la décision de Vladimir Poutine d’intervenir en Ukraine sur l’accélération de la bascule du monde, et la démonstration en cours qu’il est possible de résister à l’Empire et même de le vaincre. Le moto assumé de la conférence est en effet « le combat contre l’arrogance » (s.e celle de l’Occident et de sa puissance de tête
américaine).
– Ce vent d’assurance retrouvée souffle aussi dans les rues de la capitale, où les femmes voilées, avec une négligence étudiée, côtoient celles en grande nombre qui vont tête nue mais restent très décemment vêtues. On croise des groupes de jeunes filles avenantes célébrant tête nue la fin de leurs études secondaires autour d’un déjeuner, et
qui, rappelées à se couvrir la tête par un message du restaurant, le font nonchalamment, sans paraitre le moins du monde définir leur liberté à cette aune. Téhéran, industrieuse capitale vrombissante d’activité, gigantesque fourmilière de près de 15 millions d’habitants (« le grand Téhéran ») au trafic infernal, brille de mille feux
dès la tombée du soir. S’y côtoient dans une harmonie troublante, des quartiers très animés ou l’on chante et danse sans crainte, et des zones plus calmes et traditionnelles. L’image véhiculée en Occident d’une société arriérée et étroitement contrainte par un pouvoir politico-religieux médiéval exclusivement répressif en prend un coup lorsque
l’on se promène dans les bazars ou rues de la capitale. Les difficultés économiques sont là, évidentes, bridant le déploiement de la puissance économique et industrielle iranienne, mais on ressent là encore la résistance tranquille et déterminée d’un pays et d’un peuple, presque leur jubilation tranquille et leur certitude de l’emporter in fine sur
l’injustice de ceux qui s’imaginent encore pouvoir le confiner et l’affaiblir.
– En effet, la bascule du monde qui agrège désormais ouvertement l’Iran non seulement à la Chine mais à des pays sunnites, fait ressurgir le spectre d’une alliance islamique surpuissante et met à bas, soudainement, les certitudes occidentales. L’accord Iran-Arabie saoudite de rétablissement de leurs relations diplomatiques annoncé le 10 mars
2023, dont on ne peut encore dire s’il va se consolider, traduit a minima une convergence tactique entre Ryad et Téhéran, qui toutes deux ont besoin de pacifier leurs rapports comme la région pour mettre en œuvre leurs grands programmes de réforme économique et de modernisation sociale (« Twenty Years vision document » iranien de 2005 et programme « vision 2030 » saoudien).
– On a en fait l’impression que la stupide et cruelle guerre menée en Ukraine contre la Russie, par un effet collatéral heureux, a déverrouillé des possibles jusqu’alors paralysés par de vieux schémas : le monde chiite irrémédiablement en guerre contre les sunnite, l’Inde contre le Pakistan et la Chine, la Russie adversaire ou forcément proie de la puissance chinoise. Tous ces tabous semblent avoir sauté d’un coup, grâce ou à cause de nous. A force d’Ubris, d’abus de position dominante, d’extraterritorialité, d’hypocrisie et d’exercice illégitime de la force, nous avons été « un pont trop loin » et permis à une réaction en chaine de s’amorcer contre nos intérêts mais au profit d’une
grande partie du monde qui secoue enfin le joug. Peut-être « l’Occident collectif » restera -t-il dans l’Histoire pour avoir facilité l’émergence de ce qu’il redoutait le plus : un pôle islamique gigantesque, certes disparate mais mu par une volonté commune de faire pièce à la violence occidentale symbolique et concrète.
D’aucuns verront immanquablement dans ces lignes un diagnostic scandaleux, tiers-mondiste et idéologue farouchement antioccidental. Ce sont juste des impressions à vif d’un trop court séjour d’étude malheureusement limité à la capitale.
Je terminerai en regrettant que notre ambassadeur à Téhéran, dont la fonction est par essence de nouer des liens et de comprendre les dynamiques profondes à l’œuvre dans son pays de résidence, ait été tout simplement absent, alors que certains de ses homologues, notamment d’Amérique latine, s’étaient déplacés. Il faut dire que nous avons le chic pour placer dans des pays cardinaux tel celui-ci, comme d’ailleurs en Russie, des diplomates hostiles à leur pays
d’affectation. Exsudant la désapprobation sourde et leur résolution de se contenter du service minimum – quand ils ne s’auto-neutralisent pas tous seuls en s’enfermant carrément dans leur bureau- ils sont bien vite jaugés par les autorités locales, jugés en conséquence sans grand intérêt et dûment marginalisés. Et alors, la France, une fois encore, par sa propre faute, confite en vanité, n’a plus d’yeux ni d’oreilles, encore moins d’âme, de culture, d’esprit, de goût du dialogue. Elle se recroqueville, s’exaspère en anathèmes grandiloquents et creux, ne veut rien savoir de ce qui ne lui ressemble pas et finit par tout ignorer et ne rien comprendre, y compris de l’activisme aussi pragmatique que discret de ses partenaires européens qui parlent moins mais n’oublient que rarement leurs intérêts économiques nationaux… La diplomatie française, où comment se mettre en situation d’impuissance et démontrer son mépris à de grands acteurs de l’ancien et du nouveau monde. On en vient à se demander à quoi peut bien servir l’activité diplomatique si elle se réduit à un conciliabule entre alliés parfaitement synchrones dans leurs positions ? Juste à nourrir l’autisme stratégique de « notre monde » qui s’entête dans sa posture de surplomb moral obsolète et indécente face à l’autre partie qui l’observe et se gausse de moins en moins discrètement. Évidemment, c’est plus facile et moins risqué. Asinus asinum fricat…
Le plus tragique, c’est que cette attitude obscurantiste et dogmatique est vouée à l’échec. La dynamique en cours est sans retour. Certes l’Occident, ses grands prêtres et ses séides chercheront invariablement dans les années à venir à poursuivre la politique du « Divide et impera ». Mais la puissance de projets, des rapprochements, des structures, des infrastructures (BRICS +, OCS, OPEP+ Ligue Arabe, BRI, BAII etc) qui sont en train de dessiner cet autre
monde qui s’est dressé face à notre prétention hégémonique désormais intenable et ne se laissera plus jamais faire ni donner de leçons, est sans issue. Il n’est pas possible de vitrifier les trois quarts de la planète car elle ne nous obéit plus. Notre entêtement hégémonique est une impasse, en Ukraine comme au Moyen-Orient.
Si la paix n’a pas la cote en Occident, le reste du monde a soif de développement, donc d’apaisement, et commence à comprendre que son intérêt est d’enrayer nos desseins belliqueux de Regime change et autres pseudo révolutions populaires qui n’ont fait que l’affaiblir jusqu’à présent. Pourquoi ne pas changer nous-mêmes radicalement d’approche diplomatique, et investir dans une politique de dialogue tous azimuts. Notre alignement naïf sur la politique américaine essentiellement punitive et violente a rendu la France inaudible et inutile sur la scène internationale. Il y aurait pourtant tant à faire si l’on sortait de ce piège pour retrouver une singularité et une écoute qui longtemps nous offrirent un rôle à part et une parole qui portait sur la scène internationale. Rien n’est encore perdu, mais la déception est très grande, la lucidité totale et les attentes limitées. Les mots ne suffisent plus.
Caroline Galactéros. Impressions d’Iran.
DAUMONT
P. De Sloovere
armelle du rieu de maynadier
clerc
DAUMONT
jld73