Le Billet du Lundi du 20/05/2019, par Alexis Feertchak*
Il fut une époque pas si lointaine où, pour paraphraser de Gaulle, l’on sautait sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe, l’Europe, l’Europe ! Du temps de sa superbe, Emmanuel Macron s’est lui-même frotté à l’exercice. Il cabriola ainsi à la Sorbonne, puis à Athènes et enfin à Aix-la-Chapelle lors de ses trois discours sur l’Europe. Mais, « en même temps » oblige, il ajouta à ses appels le mot de « souveraineté ». Trouvaille rhétorique habile qui consistait à piquer le mot de ses adversaires pour le retourner contre eux. Certes, la formule n’était pas définie, mais elle était du plus bel effet. La Chine et les Etats-Unis pouvaient trembler devant tant d’audace. Les Européens allaient retrouver le chemin du « rêve carolingien » – à vous de deviner qui devait jouer le rôle de Charlemagne… – pour tourner la page de la « division lotharingienne ». Là encore, belle trouvaille stylistique. Que notre Constitution considérât que la souveraineté appartient en bloc à la nation et que l’on retrouvât une telle idée dans chaque Etat-nation qui compose l’Union européenne n’était qu’un argument de souverainiste grognon, tout recroquevillé sur lui-même. Autant laisser de telles pensées constitutionnelles mais nauséabondes aux héritiers de l’arrière-petit-fils de Charlemagne, Lothaire 1er.
Et pourtant, la jolie description que De Gaulle fit des défenseurs béats de « l’Europe, l’Europe, l’Europe » a vieilli. Ceux qui sautent réellement sur leur chaise comme un cabri se font rares depuis le soir du 29 mai 2005. Ce jour-là, le référendum imperdable fut perdu. Il fallait de toute urgence trouver une nouvelle stratégie. Ce fut celle du castor. Dire « l’Europe, l’Europe, l’Europe » n’avait visiblement pas suffi à créer un « peuple européen ». Au contraire, désormais, ceux qui crient « l’Europe, l’Europe, l’Europe » le font avec un brin d’agressivité dans la voix. Ils appartiennent à la catégorie des « europhobes », exprimant dans la répétition du mot magique leur rejet radical de la « commission européenne » qui décide de la taille, de la couleur, et de la texture de nos fruits et légumes, mais qui n’empêche pas les plus fortunés des citoyens européens de jouer à fond la carte de la concurrence fiscale pour payer moins d’impôts. Il fallait donc se faire plus discret, construire de hauts barrages pour empêcher la vague souverainiste de tout emporter et attendre discrètement que la tempête passe.
Le castor européen ne rêve pas. Il n’est plus question de promouvoir l’idéal européen, en tout cas en direction de l’avenir. En direction du passé en revanche – avec le fameux « L’Europe, c’est la paix » – le cabri fait de la résistance. C’est l’argument ultime quand la digue du castor menace de tomber. Mais, hormis cette arme de dernier recours, ne parlons pas trop d’Europe. C’est tabou. Ce fut globalement, déjà, la stratégie de François Hollande qui n’a pas brillé par sa stratégie européenne, même s’il eut l’audace, candidat, d’annoncer qu’il renégocierait le Pacte budgétaire européen. Mais il ne le fit pas. Une stratégie qui convint à la chancelière allemande, Angela Merkel, qui préfère laisser les sauts de cabri aux Français pendant qu’elle gouverne avec la prudence d’un castor.
Justement, Angela Merkel vit venir Emmanuel Macron avec inquiétude. Il suffisait de l’entendre s’époumoner en criant « C’est notre projet » pour comprendre que le président français n’allait pas tarder à cabrioler. Ce qui ne manqua pas. Emmanuel Macron partit au combat pour la refondation de l’Europe. Un, deux, trois discours et puis ce fut tout. Les dirigeants européens virent le président français se prendre les pieds dans le tapis face à « Jojo le gilet jaune ». La France est ingouvernable et il voudrait s’occuper de l’Europe ?, maugréent aujourd’hui ses acolytes du Conseil européen. Plus encore, il fallait d’urgence passer la stratégie du castor à son niveau maximal en raison de ces félons d’Anglais. Un Etat membre avait franchi le pas de trop en juin 2016 en ouvrant la longue liste des mots en «exit». Le meilleur des castors, Michel Barnier, fut envoyé monter la digue. Durant la Guerre froide, on aurait parlé de politique de « containment » pour éviter un effet domino. Theresa May s’y casse encore les dents.
Une autre raison nécessitait que la stratégie du castor reprît son cours. Les élections européennes arrivaient ! Or, paradoxe étonnant : on parle tout le temps d’Europe, sauf pendant les élections européennes. Les fédéralistes ont fait long feu depuis longtemps. Ceux qui souhaitent pousser plus loin l’intégration européenne ont compris qu’il ne fallait pas trop s’en vanter. D’autant que le prochain stade de cette intégration passe logiquement par la création, au moins au niveau de la zone euro, d’un budget européen digne de ce nom. Pour les Allemands, c’est une impossibilité catégorique. Qu’une part du PIB germanique renfloue la Grèce n’est pas envisageable. L’intégration ne peut donc se faire que par la rigueur budgétaire, qui ne fait guère rêver par temps d’élections. Nathalie Loiseau, tout à son «blitzkrieg» électoral, s’attèle donc à l’autre versant de la stratégie du « castor ». Comme il ne faut pas parler d’Europe mais qu’il faut bien dire quelque chose, on crie au nationalisme. Et si le point Godwin n’est plus très à la mode, on a heureusement trouvé une méthode beaucoup plus efficace, car d’actualité. Il s’agit en plus de la seule théorie du complot qui passe en dessous des radars de la loi anti-Fake News. C’est bien sûr le complot russe. Vladimir Poutine est partout. Avec cette stratégie, la digue devrait résister. Les « nationalistes » ne prendront pas le contrôle du Parlement.
Dans un retournement ironique de l’histoire, les « nationalistes », qui ont compris dans les années 1990 que la stratégie souverainiste du castor ne fonctionnait pas pour empêcher les Etats-nations d’être grignotés par l’Union européenne, ont décidé de tenter, à fronts renversés, celle du cabri. Voici Salvini et Le Pen qui crient « Europe, Europe, Europe » pour vendre leur projet d’Europe des nations. Les éléments rhétoriques s’enchaînent. On parle d’Europe des coopérations à la carte. On vante le modèle intergouvernemental d’Airbus. On vante la souveraineté retrouvée. On assure que l’on peut désormais changer l’Europe de l’intérieur puisque Salvini et consorts ont pris le pouvoir.
Cette stratégie inversée du cabri n’est qu’un leurre. De même que l’on répétait comme un mantra le mot d’Europe dans les années 1990 en rêvant d’un continent Erasmus, le camp nationaliste parle beaucoup d’Europe, mais ne précise jamais comment ils veulent réformer l’Union européenne. Nous aurons suffisamment de députés pour faire bouger les lignes au Parlement européen, annonce fièrement la tête de liste RN, Jordan Bardella. Mais quand on lui réplique que les orientations stratégiques (dont la révision des traités) se décident au niveau du Conseil européen (réunion des chefs d’Etat et de gouvernement) à l’unanimité, le jeune frontiste se tait et passe à un autre sujet.
Cabris et castors se regardent en chiens de faïence. Dans le débat des élections européennes, aucun des deux camps mis en avant – « progressistes » et « nationalistes » pour les uns, « mondialistes » et « patriotes » pour les autres – n’a de solution à la réforme de la gouvernance européenne. Comme à chaque élection, les citoyens ne sont pas dupes. Et, plus qu’à toute élection, ce sera le camp de l’abstention qui l’emportera largement. L’Europe a avancé trop longtemps sans le dire. A force de creuser l’écart entre le registre de l’action et celui de sa légitimation, elle se retrouve bloquée. Ce seront de nouveau des élections qui ne serviront à rien, sauf à confirmer une fois de plus qu’au clivage entre la gauche et la droite s’ajoute un nouveau clivage entre les heureux de la mondialisation, qui ne jurent que par l’ouverture, et les malheureux, qui voudraient des digues pour les protéger de la pauvreté, du chômage, de l’insécurité et des grandes menaces politiques, idéologiques et climatiques qui pèsent sur notre continent. Mais plutôt que de construire de tels murs et faire à cet égard une Europe réaliste, nos castors préfèrent construire de tels murs à l’intérieur même de nos pays en montant les citoyens les uns contre les autres.
*Alexis Feertchak, membre fondateur de Geopragma