Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Messieurs les Ministres Conseillers,
Mesdames et Messieurs les membres du personnel diplomatique des ambassades sises à Paris,
Chers Adhérents,
Chers Lecteurs,
GEOPRAGMA a le plaisir de vous présenter aujourd’hui les premières réponses apportées au Questionnaire sur la « Crise de la Gouvernance mondiale ».
Les lignes géopolitiques du monde en effet n’ont jamais bougé aussi vite. Multilatéralisme, bipolarité, cynisme et moralisme s’entremêlent pour contribuer à une confusion dangereuse où chacun interprète et projette sur les autres, consciemment ou non, ses attentes et ses travers.
Dans ce cadre, GEOPRAGMA a lancé une enquête inédite auprès d’une cinquantaine de pays sur leur perception de la crise de la gouvernance mondiale, sur leur vision et leurs espérances concernant l’avenir des relations internationales, ainsi que sur le rôle que la France pourrait et devrait, selon eux, y jouer, y compris à leurs côtés.
Notre souhait était d’offrir la possibilité à ces États ou à leurs diplomates de haut niveau de s’exprimer sur le sujet sans filtre ni biais d’interprétation. Par conséquent, tout ce qui est publié l’a été avec l’accord exprès des ambassades.
Afin que les entretiens soient conduits de manière la plus homogène possible, un questionnaire servant de base a été élaboré. D’autres questions ont cependant été posées, au gré des discussions.
Questionnaire
- Comment analysez-vous l’état actuel des relations internationales à l’échelle mondiale et les modes de coopération ou confrontation entre Etats ou groupes d’Etats ? Comment pensez-vous que cette situation va évoluer à court, moyen et long terme ?
- Comment la politique étrangère de votre nation s’inscrit-elle dans cette réalité ?
Comment vos relations évolueront-elles dans les prochaines années avec les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France, ou encore l’Union Européenne ? Qu’attendez-vous d’eux ? - Quels sont pour vous les axes d’alliance(s) à venir ? Et quid de vos « adversaires », « concurrents » ou « partenaires » ?
- Quels sont vos principaux enjeux énergétiques, économiques, environnementaux et numériques à court et moyen termes ?
- Peut-on encore parler de « choc des civilisations » ou la mondialisation a-t-elle rendu ce concept obsolète ?
- Quel(s) rôle(s) souhaitez-vous que la France joue au niveau mondial et estimez-vous qu’elle joue ce rôle actuellement ? Sinon à quelles conditions ?
- Verriez-vous votre pays s’associer à la France sur une initiative ou un dossier international d’envergure ? Lequel ? Quel rôle jouerait la France aux côtés de votre pays pour régler ce dossier ou mettre en œuvre cette initiative ?
- Quel(s) rôle(s) souhaitez-vous que l’Union européenne joue au niveau mondial et estimez-vous qu’elle joue ce rôle actuellement ?
- Pensez-vous que la souveraineté soit une notion dépassée ou moderne ? Et celle de peuple ? Quels sont pour vous les conditions de la cohésion nationale et ses facteurs de dilution ?
- Selon vous, quels sont les fondements de l’influence internationale de demain ?
- Que pensez-vous de l’invocation de valeurs et de principes moraux en matière internationale ?
- Sujet libre
À ce jour, sept ambassades se sont prêtées à la totalité de l’exercice qui est aujourd’hui publié.
D’autres entretiens le seront dans les semaines à venir.
Geopragma adresse ses remerciements les plus vifs à l’ensemble des ambassadeurs et des diplomates qui ont accepté de nous répondre. Leur contribution fut à tous égards passionnante.
Les perceptions sur la crise de la gouvernance mondiale étant bien évidemment évolutives, l’idée selon laquelle cet exercice devait devenir permanent s’est imposée à nous.
Certains Etats nous ont indiqué leur souhait d’y participer à terme mais ne pouvaient le faire pour diverses raisons sur cette première publication. Par conséquent, si certaines ambassades souhaitent actualiser leur contribution ou que d’autres souhaitent participer à l’exercice, elles peuvent toujours se rapprocher du secrétariat de Geopragma (desk@geopragma.fr).
En espérant que ce recueil constituera pour chacun d’entre vous une source d’informations intéressantes pour mieux comprendre la richesse des perceptions et des attentes de ces Etats, et que cela permettra à terme, de contribuer à définir des orientations et des propositions concrètes pour une coexistence plus favorable aux intérêts communs des acteurs du monde, nous vous souhaitons à tous une très bonne lecture.
Geopragma
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Vous pouvez retrouver l’intégralité des entretiens sur la Crise de la Gouvernance mondiale en cliquant sur ce lien : Panorama de la Gouvernance mondiale
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Le 18 juin 2019
Ambassade de la Fédération de Russie en France
Monsieur Artem Studennikov, Ministre Conseiller de l’Ambassade de la Fédération de Russie en France
Monsieur Artem Studennikov intervient à titre personnel. Ses déclarations ne sont pas représentatives de la position officielle de la Fédération de Russie.
Monsieur Studennikov, compte tenu de l’évolution du contexte international depuis l’entretien initial, a souhaité modifier récemment certaines parties de l’entretien et de ses déclarations.
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Monsieur Artem Studennikov : Chacune de vos questions mériterait d’être examinée pendant des heures. Je vais vous donner juste quelques impressions dans le contexte des positions russes.
Geopragma : Comment analysez-vous l’état actuel des relations internationales à l’échelle mondiale et les modes de coopération ou de confrontation entre Etats ou groupes d’Etats ? Comment pensez-vous que cette situation va évoluer à court, moyen et long terme ?
Monsieur Artem Studennikov : Nous sommes préoccupés parce que le monde devient de plus en plus incertain, de plus en plus turbulent, de plus en plus chaotique, et tout ça pour nous, c’est d’abord le résultat du comportement unilatéral des Etats-Unis d’Amérique, avec leur président imprévisible. Il a manifesté à plusieurs reprises ce comportement, même à l’égard de ses partenaires et alliés occidentaux. Mais, il n’était pas tout seul. Nous considérons que le monde occidental, l’Occident collectif comme nous disons, traverse lui-même une période compliquée, car il ne comprend pas très bien, du moins, on en a l’impression, ce qui se passe dans le monde.
Il voit le monde à travers un système qui a été créé après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et surtout après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 quand certains politologues ont exprimé la conviction que c’était «la fin de l’Histoire ». Aujourd’hui nous comprenons que c’était une vision un petit peu idéaliste. Non, l’Histoire n’est pas finie. Au contraire, l’Histoire se développe.
Que se passe-t-il aujourd’hui dans le monde pour nous ? C’est qu’il devient vraiment multipolaire. Nous parlons de la multipolarité depuis l’époque soviétique, mais aujourd’hui le monde le devient vraiment avec la Chine, l’Inde, l’Amérique latine et surtout le Brésil, avec les pays émergents ici et là, l’Arabie Saoudite, l’Iran au niveau régional, l’Indonésie et même le Viêt Nam. Prenez n’importe quelle région, partout il y a de nouveaux centres. Soit des centres de force, soit des pays qui veulent avoir leur place dans le monde, qui ont leurs intérêts nationaux qu’ils veulent faire respecter. Il y a un continent énorme, l’Afrique, qui, même du point de vue démographique, deviendra très prochainement un vrai poids lourd, avec des opportunités et des problèmes pour l’Europe que vous connaissez mieux que nous.
Le monde est donc très turbulent. Il change. Il devient multipolaire et nous voyons que ce processus inquiète énormément l’Occident collectif, dont la domination qui a duré cinq siècles s’évapore. Aujourd’hui il lui est de plus en plus difficile d’imposer ses règles du jeu et ses visions du monde. Parce que pour nous, ce qui importe, c’est de se respecter les uns et les autres. Le respect mutuel est au fondement de notre politique. Nous pensons que les temps où certains centres de force pouvaient imposer leur vision et leurs valeurs sont révolus. Chacun a ses valeurs qui méritent autant d’être respectées. Même au sein de l’Europe, il n’existe pas d’homogénéité. Vous savez très bien que même en Europe certains pays ont une approche particulière par rapport à tel ou tel sujet et d’autres, une autre approche complétement différente : l’avortement par exemple… Ou l’indépendance du Kosovo, que cinq pays membres de l’Union européenne n’ont pas reconnu.
Oui, globalement, nous partageons tous les mêmes valeurs, mais il faut respecter les particularités de chaque pays. Donc, le monde change de façon très visible et ce processus prend un peu plus de vitesse chaque année. Il faut en tenir compte et chercher comment, ensemble, dans le cadre de la communauté internationale, on peut gérer ce nouveau monde qui se profile. Pour nous, nous pourrons le gérer uniquement en renforçant le rôle de l’Organisation des Nations-Unies et du droit international. Vous savez que nos partenaires américains préfèrent casser le système des traités et des accords qui assuraient la stabilité stratégique. Ils ont peut-être leurs raisons d’être inquiets, oui, mais pour nous ce n’est pas une raison pour détruire ce qui a été construit par tant d’efforts de l’Union soviétique et après de la Russie, et des Etats-Unis. Au lieu de détruire, il faut moderniser, il faut inviter peut-être d’autres acteurs à y participer, même si nous savons très bien que la Chine, par exemple, a une approche très spécifique comme il existe aussi des positions spécifiques des pays membres de l’OTAN et de l’Union européenne.
Nous pensons qu’il faut unir nos efforts et repenser l’architecture régionale de l’Europe qui ne répond pas aux changements qui se sont produits depuis 1991. Au niveau global, c’est une tâche difficile.
Pourquoi détruire ? Il faut consolider, élargir le cadre, mais surtout se réunir autour de la table des négociations et réfléchir à la façon d’agir ensemble. Ce que nous voyons chez nos partenaires occidentaux, c’est la tentative de former des cercles ou des unions étriquées pour gérer tel ou tel sujet séparément, pour après imposer à tous les autres leurs visions, comment il faut faire pour régler tel ou tel défi, tel ou tel problème global. Cette approche n’est pas la bonne selon nous dans le monde qui a déjà beaucoup changé, beaucoup évolué depuis l’effondrement de l’Union soviétique et qui continue de changer. Globalement nous sommes préoccupés par cette absence de bonne foi, de bonne volonté, pour agir ensemble et pour éviter la confrontation, éviter une nouvelle Guerre froide, la course aux armements, etc.
Ce risque de la course aux armements est très réel, mais avec une très grande différence. Autrefois, c’était l’Union soviétique et les Etats-Unis qui s’affrontaient. Aujourd’hui il y a plusieurs pays qui vont participer à cette course aux armements. Et cela va rendre notre monde encore plus turbulent et encore plus aléatoire et dangereux.
Geopragma : Vous pensez à quels pays ?
Monsieur Artem Studennikov : À tous les pays. L’Arabie Saoudite dans le contexte de sa confrontation avec l’Iran. L’Iran, s’il quitte le Traité sur la non-prolifération nucléaire, ce qui n’est pas exclu dans le contexte actuel avec les Etats-Unis qui ont quitté l’accord JCPOA. Les pays de l’Asie, l’Inde et la Chine, l’Inde et le Pakistan. Regardez ce qu’il se passe en Amérique latine avec le Venezuela et la Colombie. Le monde peut devenir encore plus incontrôlable et instable.
Geopragma : Il y a cette multipolarité, mais j’ai l’impression qu’il est en train de se créer un nouveau duel/duo pas totalement structuré encore entre la Chine et l’Amérique. Que ce soit la Russie ou encore pire l’Europe, nous sommes dans la mâchoire de ce duel. La multipolarité oui, mais il y a quand même deux très gros pôles. L’Amérique a un problème, car elle essaye de rattraper ses clientèles à travers l’Europe en divisant pour continuer de régner et la Chine, elle, construit son avancée. N’existe-t-il pas de superstructure surplombant cette multipolarité ?
Monsieur Artem Studennikov : La Chine de demain deviendra peut-être la première puissance économique du monde. Pourquoi est-ce que je ne veux pas parler de duel entre la Chine et les Etats-Unis ? Parce que j’espère que nous ne le verrons pas, ce duel. Ce n’est pas une confrontation, mais il y a une aggravation des relations entre la Russie et les Etats-Unis dans le domaine militaire du point de vue de l’architecture de la sécurité stratégique. Parce que la Chine n’est pas liée par des traités avec les Etats-Unis.
La Chine apparaît comme un acteur absolument indépendant. Elle est aussi indépendante des Etats-Unis que de la Russie, tout en comprenant que nous sommes tous interdépendants évidemment. Mais la Chine a son propre ordre du jour, ses propres intérêts. Leur intérêt primordial est d’améliorer la vie de la population chinoise. Pour cela, il faut continuer à moderniser l’économie. Mais la Chine a aussi des intérêts politiques surtout dans le contexte de ses relations avec Taipei. C’est la conception d’une seule Chine. Ce que cela va donner dans les années à venir… Dieu seul le sait. Les Etats-Unis ont déjà proclamé à maintes reprises qu’ils allaient assurer la protection militaire de Taipei avec qui ils ont des relations privilégiées. Une autre chose, la situation en Mer de Chine : nous parlons d’un duel entre la Chine et les Etats-Unis, mais il faut aussi prendre en compte dans ce contexte les problèmes que la Chine a avec tous les pays voisins, même si ces pays maintiennent une énorme coopération avec la Chine dans le domaine économique. Parce que tous ces pays ou plutôt plusieurs de ces pays vont prendre en même temps leur part dans la réalisation de ce projet pharaonique de la Nouvelle route de la Soie (la Ceinture et la Route). C’est beaucoup plus compliqué qu’un simple duel entre la Chine et les Etats-Unis. Il y a la Russie, l’Inde, le Pakistan. Donc dans cette zone, il y a plusieurs duels locaux. Mais dans le monde globalisé, beaucoup va dépendre des relations entre la Chine et les Etats-Unis, c’est sûr, même économiquement. Les guerres commerciales entre la Chine et les Etats-Unis auront des impacts, des effets peut-être néfastes pour l’économie mondiale, pour l’économie de l’Asie et même pour l’économie de l’Europe. Donc le monde est très interdépendant.
Geopragma : Puisque vous parliez des Traités entre la Russie et les Etats-Unis, est-ce que vous pensez que la décision américaine de se soustraire au traité ABM et aux autres traités pour limiter la course aux armements avec la Russie est encore rattrapable ?
Monsieur Artem Studennikov : La Russie est ouverte à la reprise des négociations bilatérales et multilatérales, mais surtout bilatérales : l’important pour nous est de sauver l’accord START qui touche à sa fin en 2021 et qu’il faut, soit prolonger, soit oublier. Mais nous sommes évidemment pour la prolongation de ces traités-là et pour le règlement des problèmes qui existent dans d’autres domaines.
Aujourd’hui il y a deux options :
La première est la politique des néoconservateurs incarnée par Donald Trump, c’est sa ligne politique, avec ses conseillers extrêmement radicaux, agressifs, offensifs et réactionnaires. C’est une chose. Espérer que demain, si ce n’est pas Trump mais un démocrate qui arrive à la Maison Blanche, la situation s’améliorera car il se montrera plus raisonnable est… difficile, mais peut-être.
Deuxième chose, c’est à l’époque d’Obama que les Etats-Unis sont sortis du Traité de défense antimissiles et c’est à l’époque d’Obama que les Américains ont commencé à créer le système global de défense antimissiles qui nous inquiète énormément parce que nous sommes persuadés que ce système pourra être utilisé, non pas uniquement contre les « Etats voyous », mais aussi contre les forces stratégiques russes. Toutes nos tentatives pour élaborer ensemble un système qui nous convaincrait que ce système américain ne cible pas les forces stratégiques russes – nous avons fait pas mal de propositions techniques – ont échoué. Comment rassurer Moscou ? Comment faire tomber notre inquiétude ? Les Américains ne veulent pas entrer en discussion. Ils ne veulent pas respecter nos intérêts, nos intérêts vitaux. Parce que ce n’est pas la Russie qui vient à Cuba ou au Venezuela avec ses missiles ou ses anti-missiles, ce sont les Etats-Unis qui entourent la Russie avec leurs bases. Si l’on prend leurs flottes, si l’on prend ce système global de la défense antimissile en cours de construction, notamment en Alaska, au Japon, en Corée du Sud, en Roumanie, en Pologne, demain peut-être ailleurs, je ne sais pas, partout un petit peu, vous comprenez que personne ne va nous convaincre que ce n’est pas contre nous, mais contre l’Iran ou la Corée du Nord. Peut-être qu’en 1991 on pouvait y croire, mais plus aujourd’hui.
Nous sommes ouverts, et nous le répétons chaque jour. Nous sommes ouverts aux consultations approfondies, à la reprise des négociations sérieuses, comme à l’époque de l’Union soviétique à Genève. Parlons-nous ! Pour le moment, c’est le silence, l’absence totale de bonne volonté pour parler sérieusement. Parce que les Etats-Unis ont leurs propres inquiétudes, leurs préoccupations liées aussi à la Chine. Parce que la Chine a développé pendant des années énormément les missiles à courte et moyenne portée. Mais nous pensons que ce n’est pas une bonne décision de détruire le traité qui existait entre l’Union soviétique, puis la Russie, et les Etats-Unis, pour la seule raison que les Chinois ou d’autres pays ont des missiles de ce type-là. Pour nous, la destruction de ces traités ne renforce pas la stabilité et la sécurité dans le monde. C’est tout le problème de la stabilité stratégique. C’est un problème crucial pour nous aujourd’hui. C’est un problème qui influence énormément la situation globale dans le monde. Voilà pourquoi je parle de ce traité et du traité START 2 valable jusqu’en 2021. Jusqu’à aujourd’hui nous n’en savons pas plus. Quelle est la vision américaine, quelle est la stratégie américaine ? Est-ce qu’ils veulent prolonger ce traité ou est-ce qu’ils veulent le détruire comme le Traité sur les Forces intermédiaires (FNI) ? Aucune idée. Et j’ai l’impression que, même dans l’administration américaine, la décision n’est pas encore prise, personne ne sait ce qu’ils vont faire après. C’est comme ça dans chaque domaine. Prenez tous les problèmes importants de l’actualité. Nulle part, les Américains n’ont de vision claire sur ce qu’ils veulent faire. Que ce soit sur la Syrie, la Corée du Nord ou l’Iran, il y a toujours des déclarations contradictoires, ils changent la tonalité tout le temps. Hier encore ils promettaient des choses incroyables contre la Corée du Nord. Demain ils diront peut-être que le dirigeant nord-coréen est magnifique et qu’il faut le rencontrer encore une fois. Mais le problème est que personne ne sait ce que Donald Trump va dire demain. Cette imprévisibilité de la politique américaine nous rend un peu nerveux et un peu inquiets. Et pas que nous, vous aussi. Même lors de son dernier déplacement en France, les différences étaient très visibles.
Geopragma : Comment la politique étrangère de votre nation s’inscrit-elle dans cette réalité ? Comment vos relations évolueront-elles dans les prochaines années avec les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France ou encore l’Union européenne ? Qu’attendez-vous d’eux ?
Monsieur Artem Studennikov : Nous sommes au point le plus bas depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Ce n’est pas la crise des Caraïbes (crise de Cuba), mais vraiment nous n’en sommes pas loin. Nous sommes très inquiets de nos relations avec les Américains. Tout est détruit. Tout est à terre. Aucune coopération. La coopération subsiste encore dans quelques domaines qui intéressent les Américains : l’espace et l’anti-terrorisme. Mais globalement c’est le point le plus bas depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Même à l’époque soviétique c’était plus clair, il y avait un vrai respect mutuel parce que les deux pays pouvaient se détruire. Aujourd’hui aussi. Mais à l’époque quand même, il y avait quelques règles et quelques protocoles. Aujourd’hui tout est imprévisible. Nous ne comprenons pas ce qu’ils veulent. C’est la pire situation dans les relations bilatérales depuis 30 ans.
Peut-être sommes-nous au fond et après on va remonter petit à petit ? Vous savez que nous avons accueilli l’élection de Trump comme une possibilité, une opportunité pour relancer nos relations. Pour l’instant il le veut bien, mais il est entouré par des conseillers, et surtout par l’Etat profond, donc il est tenu. Le problème, c’est qu’aujourd’hui il y a une certaine unanimité chez les démocrates et chez les républicains concernant l’esprit absolument anti-russe, et je ne veux pas utiliser le mot russophobe, mais vraiment c’est une sorte de phobie. Difficile d’imaginer aujourd’hui un homme politique américain qui dise clairement « Je suis pour l’amélioration des relations avec la Russie ». Sauf Trump, lui il parle beaucoup, il écrit des tweets, mais il n’y a pas de faits réels.
Je ne pense pas que l’arrivée au pouvoir d’un démocrate va améliorer immédiatement la situation. Mais j’espère bien qu’un jour… Parce que cette folie nous rappelle l’époque du maccarthysme. C’est proprement incroyable. Tout ce qui est lié avec la Russie est banni. Les gens font des coming-outen disant que « moi aussi j’ai rencontré l’ambassadeur de Russie lors de la réception » pour n’être pas accusé après de collusion. La situation est incroyable, un peu surréaliste, mais c’est comme ça.
Geopragma : Si Trump est réélu, pensez-vous qu’il pourra enfin y avoir un reset ? Ignorer tous les néoconservateurs autour de lui, rencontrer Vladimir Poutine, et décider ensemble de faire un reset ?
Monsieur Artem Studennikov : Après sa réélection, oui. Peut-être aura-t-il les mains plus libres. Nous sommes là, nous sommes ouverts, nous voulons reconstruire complètement nos relations avec les Etats-Unis. Si nous prenons cette histoire avec les hackers russes, on n’a rien reçu comme document, comme preuve, rien du tout, sauf des allégations, des déclarations. Nous sommes prêts à évoquer chaque sujet, chaque cas concret. Nous avons des canaux spéciaux. Nous avons des spécialistes dans les domaines numériques. Nous pouvons discuter, tout évoquer, nous sommes prêts à parler. Eux non. C’est ça le problème. Il faut être deux. C’est pour cela que nous sommes assez pessimistes en ce qui concerne nos relations avec les Etats-Unis, parce que rien ne va plus. En même temps, nous sommes prêts à redémarrer les relations.
Avec la Chine, c’est un partenariat stratégique. Les relations n’ont jamais été aussi bonnes entre la Chine et la Russie qu’aujourd’hui. Pour nous, ce n’est pas une question de conjoncture politique, mais cela reflète notre vision commune du monde qui change, d’un monde multipolaire dans lequel il faut respecter les intérêts des autres, et où il est nécessaire de coordonner ses efforts. Mais nous comprenons parfaitement que la Chine est une puissance économique énorme, avec ses grands intérêts. Nous veillons donc à ce que nos intérêts soient respectés.
Dans le domaine économique, nos relations se développent énormément : 100 milliards de dollars en ce qui concerne les échanges commerciaux, et nous voulons augmenter ces chiffres jusqu’à 200 milliards de dollars. Il y a une coopération dans tous les domaines importants, en commençant par le domaine énergétique et les technologies de pointe. Les Chinois sont très nombreux en Russie, des Russes des régions de Sibérie sont très nombreux à vivre en Chine. Il y a un vrai contact humain. Il y a des relations culturelles. Il y a une compréhension mutuelle dans le cadre de plusieurs dossiers internationaux. Si parfois la Chine montre une certaine prudence parce qu’elle a ses intérêts, nous le respectons. Mais nous sommes unis non seulement par des accords et des documents bilatéraux, mais aussi en travaillant ensemble au sein de l’ONU et du Conseil de sécurité. Nous croyons beaucoup à « l’intégration des intégrations ». Nous croyons beaucoup à la création d’un grand espace euro-asiatique avec une forte place pour la Chine, pour la Russie… et pour les autres.
Avec la Chine, ça se passe vraiment bien, il y a des relations personnelles entre les présidents chinois et russe, une coopération militaire dans le domaine de l’anti-terrorisme, partout. Mais je le répète, ça ne veut pas dire que nous nous sommes tournés complètement vers l’Est. Non. Comme je l’ai déjà dit à maintes reprises, notre aigle bicéphale regarde à la fois vers l’Est et vers l’Ouest. Et aujourd’hui la conjoncture est telle que nous développons vraiment des relations avec les pays de l’Est, avec les pays de l’Orient, mais en même temps, nous comprenons très bien que la Russie est un pays européen.
C’est un pays qui partage la même civilisation, les mêmes valeurs, avec quelques éléments de divergence, mais quand même les mêmes valeurs que celles de l’Europe. Nos racines sont judéo-chrétiennes comme les racines européennes et nous ne l’oublions pas. Nous n’oublions pas que la Russie dans sa forme actuelle existe grâce à Pierre le Grand qui a pris plusieurs des « meilleures choses » de l’Europe et qui a établi les liens entre l’Europe et la Russie.
Geopragma : Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle, si l’Occident voulait se restructurer et se consolider, il devrait se consolider sur ses trois pieds : Russie-Europe-Amérique ?
Monsieur Artem Studennikov : Nous sommes ouverts au renforcement de ce partenariat entre ces trois parties du monde, mais aujourd’hui, c’est plutôt mon opinion personnelle, après tout ce que l’on a vécu après 1991, nous n’allons pas mettre tous nos œufs dans le même panier. N’oubliez pas que c’est inévitable pour nous. Isoler la Russie est impossible, j’espère qu’aujourd’hui les Américains et les Européens le comprennent mieux qu’en 2014. Parce que la Russie est un pays-continent. Comment voulez-vous isoler la Russie si la Chine, l’Inde, le Brésil et même la Corée du Sud ne participent pas à ces efforts d’isolement ? Non. Mais en même temps, notre mot d’ordre ce sont les paroles du général de Gaulle « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». On peut dire de Vancouver à Vladivostok aussi, et nous sommes ouverts à toutes les options. Nous sommes ouverts à la création de cette grande Europe qui va comprendre la Russie, pas techniquement, pas comme membre de l’Union européenne, mais comme un grand espace. C’est ce que nous voulons faire dans les domaines économique, politique et militaire. Nous expliquons à nos partenaires occidentaux que l’Europe d’aujourd’hui n’est pas celle de 1985. Il n’y a plus de Pacte de Varsovie, mais il y a toujours l’OTAN. Comment voulez-vous garder ces accords et exiger quelque chose de la Russie sans les changer et sans les adapter aux changements qui se sont produits depuis ? Il faut repenser ensemble toute l’architecture de sécurité en Europe. La repenser complètement. Réécrire les documents, créer un nouveau système qui va respecter les intérêts légitimes de tous les pays, y compris des pays baltes, des pays du Nord de l’Europe, de la Pologne, mais aussi de la Russie et tous les acteurs sur l’espace européen.
Avec les Etats-Unis, votre conception Europe – Etats-Unis – Russie… Nous sommes très loin de ça. Même l’Amérique est déjà très loin de l’union sacrée avec l’Union européenne. Vous le savez mieux que moi. Donc c’est une utopie et surtout je ne voudrais pas que les autres continents, les autres régions le perçoivent comme la création de nouvelles lignes de partage. Nous sommes profondément contre les lignes de partage. Nous sommes pour leur effacement dans l’équation du monde nouveau.
Il n’y a plus les raisons idéologiques qui existaient à l’époque, nous n’avons plus d’idéologie messianique, construire un empire socialiste à l’échelle mondiale, non. Pas de plan messianique, pas de plan impérialiste, tout en voulant naturellement garder des relations privilégiées avec les pays qui autrefois composaient un seul Etat. Évidemment, tout ce qui se passe en Ukraine, en Biélorussie, dans les pays de l’Asie centrale reste important pour nous : n’oubliez pas qu’après l’effondrement de l’URSS, le peuple russe est devenu l’un des plus grands peuples divisés dans le monde. Nous avons l’histoire des Kurdes, des Coréens, des Allemands, etc. Mais après l’effondrement de l’Union soviétique, c’est le peuple russe qui est devenu le peuple divisé le plus important dans le monde. Nous avons une trentaine de millions de Russes dans les ex-Républiques de l’Union soviétique et évidemment nous voulons que leurs droits et leurs intérêts soient respectés par ces pays.
Geopragma : Qu’attendez-vous de la France ?
Monsieur Artem Studennikov : J’ai dit que l’Union européenne est toujours notre partenaire économique le plus important, je vous ai parlé de nos racines communes, que nous respectons beaucoup. La culture russe, c’est la culture européenne. Les Russes sont des Européens, mais évidemment nous voulons voir dans l’Union européenne un acteur indépendant qui ne soit pas trop influencé, disons-le franchement, par les Etats-Unis. Vous savez très bien qu’aujourd’hui l’Union européenne n’est pas homogène. Il y a des pays qui sont prêts à tout, même à recevoir sur leur territoire des missiles de courte et moyenne portée, ce qui va changer dramatiquement la situation de sécurité en Europe parce qu’évidemment, la Russie va prendre immédiatement des mesures de rétorsion quand nous aurons les missiles de courte et moyenne portée à nos portes, parce que pour l’instant nous n’en avons pas. Vous savez que nous nions complètement les allégations américaines selon lesquelles ces fameux missiles 9M729 violent le Traité sur les Forces Intermédiaires. Non. Cela ne correspond pas à la réalité. Mais si jamais, après avoir élaboré les missiles, les Etats-Unis vont les installer en Pologne, dans les pays baltes ou en Roumanie, évidemment la Russie va prendre des mesures identiques. Vladimir Poutine a déclaré très officiellement que nous établirons un moratoire sur le déploiement des missiles après leur élaboration, ça ne va pas prendre beaucoup de temps parce que nous avons toutes les technologies et c’est facile, mais après l’élaboration et la construction de ces missiles, un moratoire sur leur déploiement dans la partie européenne de la Russie est en vigueur, si les Américains n’installent pas les missiles de même classe dans le vivier de l’Europe. Nous ne voulons pas la répétition de cette fameuse crise des euromissiles dans les années 80 (SS-20 vs Pershing). Nous ne voulons pas ça et nous n’avons aucune raison d’installer les missiles là-bas.
Les missiles intercepteurs y sont déjà installés sous prétexte que « ce n’est pas contre vous ». C’est un problème technique. Pour que vous compreniez la raison de nos préoccupations et de nos inquiétudes : le problème, c’est que le matériel de lancement est absolument le même que celui qui existait auparavant pour lancer les Pershings. Donc, il suffit de substituer un jour discrètement un missile intercepteur par un Pershing pour en avoir unà 5 minutes de vol de Moscou. Voilà, ça c’est le problème. Et voilà pourquoi les Américains sont en train de sortir du Traité sur les Forces Nucléaires Intermédiaires : parce qu’ils prétendent que nous avons un missile qui ne correspond pas aux dispositions de ce traité. Mais nous, nous avons trois questions à poser aux Américains, que nous leurs avons déjà posées dans le cadre de ce traité, hélas, sans jamais avoir eu de réponse.
Première question sur les missiles cibles qui techniquement correspondent complètement aux caractéristiques des missiles de courte et moyenne portée, ces missiles cibles tirés pour être abattus par ce système anti-missiles américain dans le cadre d’un exercice : qui peut nous garantir qu’ils ne portent pas d’engin nucléaire une fois lancés ? Parce qu’un tel missile peut voler quasiment jusqu’à Vladivostok. Il peut frapper nos villes et nous ne pourrons jamais savoir si le missile est nucléaire ou non.
Deuxième chose sur le matériel de lancement des missiles intercepteurs. Le matériel est le même que celui qui était utilisé auparavant pour lancer les Pershings. Donc, comme je vous l’ai dit, en Roumanie, en Pologne, il suffit de changer les missiles, ce qui est très facile à faire, et ils ont deux bases au minimum avec des missiles de courte et moyenne portée.
Troisième question sur des drones de frappe qui eux aussi pour leurs caractéristiques techniques sont absolument comparables aux missiles de courte et moyenne portée. Or les drones peuvent revenir, mais ils peuvent également être utilisés comme des missiles.
Voilà les trois sujets dont nous devons discuter. Au lieu de sortir du Traité, pour ces trois raisons, nous proposons depuis 2005 ou 2006 aux Américains d’en parler. Pas de réaction. Ils ne veulent pas.
Geopragma : Est-ce que la France serait un bon intermédiaire ?
Monsieur Artem Studennikov : La France est un membre discipliné de l’OTAN et de l’Union européenne, c’est sûr. Mais avec la France nous avons quand même une culture de dialogue, un dialogue jamais interrompu même pendant les années les plus compliquées c’est-à-dire 2014-2015. Au contraire, en pleine crise en Ukraine, François Hollande a invité le Président Poutine à participer aux festivités et aux célébrations liées au 70ème anniversaire du débarquement en Normandie.
La France a initié le format Normandie qui a quand même aidé à arrêter la phase d’escalade et la phase chaude de la guerre civile en Ukraine, et qui a tracé la voie pour sortir de cette crise. Oui, Kiev a un problème pour appliquer des éléments politiques des accords de Minsk, mais quand même il y a un cadre, même avec les accrochages qui ne s’arrêtent pas. Quand même en général, la guerre a été stoppée, a été arrêtée grâce à cette initiative française, sans oublier l’initiative du président Sarkozy, à l’époque, pendant la guerre des Cinq jours en Géorgie. Là aussi, il a fait deux voyages à Moscou et il a beaucoup contribué au règlement de ce conflit.
Donc, je veux dire qu’avec la France, il y a une culture du dialogue. Il y a des traditions et des relations séculaires. Il y a une vraie sympathie entre les gens, entre les peuples. Il y a une très importante coopération économique. De plus, après la sortie du Royaume-Uni, la France est le seul pays membre de l’Union européenne qui soit membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU et une puissance nucléaire en Europe, ce qui en fait un acteur extrêmement important. Elle a sa vision et sa position dans chaque sujet international. Donc la France reste pour nous un acteur clé et un partenaire clé.
Et évidemment nous aimerions bien, si la France y parvient, qu’elle puisse jouer un rôle de médiateur, ce qui en principe correspond à ce qu’elle veut faire. Déjà, parce que lorsque le président Macron vient en Russie ou parle au président Poutine, nous avons l’impression que dans ces discussions, il veut représenter l’Europe, même si ce n’est pas très facile avec certains pays de l’UE profondément anti-russes. Mais quand même, avec le président Macron, nous voyons qu’il veut vraiment tourner la page. Évidemment il y a des conditions qu’il impose à la Russie. Mais il y a une volonté d’améliorer les relations et nous le constatons très clairement. Pour vous donner un petit exemple, la partie française a invité le président du gouvernement de la Russie, Monsieur Dmitri Medvedev, à se rendre en France avec une visite de travail, qui s’est tenue le 24 juin 2019 au Havre, où il a été accueilli par Monsieur le Premier ministre Édouard Philippe. Certains formats de dialogue sont toujours gelés, mais cette première rencontre depuis 2013, le premier entretien entre deux Premiers ministres, est aussi un signe très positif. C’est un exemple de ce qui se passe entre nous et les Français.
Geopragma : Et les trois questions très techniques concernant les problèmes de sécurité de missiles ont-elles été abordées ?
Monsieur Artem Studennikov : Ce n’était pas leur but. Les Premiers ministres, surtout chez nous, sont uniquement en charge des questions bilatérales : économie, industrie, investissement, culture, humanitaire, éducation, sciences, etc.
Plusieurs sujets ont été évoqués, mais en principe nous sommes toujours prêts à évoquer n’importe quel sujet et, comme chez vous, la politique étrangère demeure la prérogative du Président et du Ministre des Affaires étrangères. Toutefois, du point de vue bilatéral cette visite a été très importante et a constitué un bon signal aux milieux d’affaires qui a donné une impulsion aux échanges économiques. Non, c’est une chose absolument et à 100% positive. Nous sommes très contents que les dirigeants français aient invité M. Medvedev à venir en France. C’est juste pour donner un exemple que cela se passe plutôt bien entre la France et la Russie même si des divergences profondes existent. Nous avons des visions différentes sur plusieurs sujets internationaux, même sur le Traité FNI. Malheureusement, la France, tout en déclarant sa préoccupation et son inquiétude après la déclaration américaine, a déclaré en même temps qu’elle partageait les raisons invoquées par les Américains sur la violation par la Russie de ce traité. Il en est de même pour le traité sur le “Ciel ouvert » dont les Américains veulent aussi sortir.
Geopragma : On vient de faire la même chose hier sur l’Iran et le JCPOA. La France vient de s’associer aux USA de nouveau pour dire que l’Iran devait respecter son engagement.
Monsieur Artem Studennikov : Mais sur ce point, même s’il y a des nuances dans les approches russes et françaises, nous sommes globalement avec les Français et les Britanniques. Parce que tous, nous sommes persuadés qu’il faut sauver cet accord. On peut en discuter des heures. C’est l’un des sujets où nos positions sont très proches. Les Français et les Européens en général sont plus critiques à l’égard de l’Iran pour ses activités dans la région et pour ses activités balistiques, mais ils comprennent très bien que ces deux objets ne font pas partie de l’accord qui existe. Voilà pourquoi le président Macron a proposé d’élargir le spectre de l’accord. Mais en même temps, les Français font beaucoup avec d’autres Européens pour sauver l’accord. Beaucoup, mais peut-être pas suffisamment. Mais c’est une autre histoire.
Geopragma : Quels sont vos principaux enjeux énergétiques, économiques, environnementaux et numériques à court et moyen termes ?
Monsieur Artem Studennikov : Là c’est très simple, ce sont les mêmes enjeux que les enjeux européens et les enjeux de tous. Mais il y a aussi évidemment des enjeux qui nous sont propres. Notamment des enjeux démographiques. Le déclin démographique est lié à plusieurs facteurs. On fait beaucoup, et la situation change chaque année, parfois il y a une hausse, parfois une baisse, mais globalement c’est un problème énorme pour nous. Sur notre territoire, il y a entre 144 et 145 millions d’habitants, ce n’est pas rien. Mais surtout c’est la modernisation de l’économie, l’amélioration de la vie des gens, la modernisation des infrastructures, sans oublier les nouvelles technologies qui sont au cœur de nos préoccupations.
On comprend très bien que celui qui va maîtriser les technologies liées à l’intelligence artificielle, l’économie numérique, les technologies dans la médecine, dans la biologie, la communication, les données informatiques, les grands volumes de données – les big data, la gestion, tout ce qui est lié au cyber, au numérique, va acquérir une grande influence sur bien des Etats. Nous comprenons qu’il faut développer tout cela.
Geopragma : Sur l’intelligence artificielle, existe-t-il un programme gouvernemental et des ressources ?
Monsieur Artem Studennikov : Oui, il y a un programme gouvernemental. Il y a une coopération public-privé. Il y a un programme. Tout est relatif parce que les moyens qui seront employés ne sont pas comparables avec ceux des Chinois ou des Américains. Mais nous avons des cadres, nous avons des scientifiques et nous avons la compréhension de l’urgence qu’il y a à développer ces secteurs.
Évidemment l’écologie, c’est quelque chose qui a une importance globale et nous sommes tous dans le même bateau. Il faut penser à l’écologie, c’est sûr. L’énergie c’est notre point fort. Pour nous, le problème est celui de la diversification de l’économie, il nous faut sortir de la rente. On déploie des efforts, mais il nous reste un grand travail à faire. Les sujets sont un peu les mêmes que ceux qui se posent à toutes les grandes nations. Evidemment, pour de petits pays africains, il y a d’autres sujets, d’autres préoccupations, mais pour nous, comme pour la France, comme pour les USA, tous ces défis sont les mêmes.
Geopragma : Peut-on encore parler du « choc des civilisations » ou la mondialisation a-t-elle rendu ce concept obsolète ?
Monsieur Artem Studennikov : Le choc des civilisations, évidemment ça existe. Ça existe, mais pour nous, nous avons des atouts, nous avons des traditions. La Russie est un pays, un grand pays multi-ethnique, multiconfessionnel. Prenez le Tatarstan, par exemple. C’était un morceau de la “Horde d’or” qui a été envahi par le tsar Ivan le Terrible ou Ivan le Redoutable si l’on traduit son surnom correctement. Depuis, dans le Kremlin de Kazan, il y a une mosquée et une cathédrale orthodoxe. Donc nous avons une longue histoire, une longue expérience de la vie commune entre les musulmans et les orthodoxes, entre parfois les orthodoxes et les bouddhistes. Nous avons deux républiques bouddhistes. Nous avons des catholiques, nous avons des protestants, nous avons plusieurs ethnies. Oui, ça ne se passe pas toujours facilement, oui, dans certaines régions, il y a des clivages, mais les autorités veillent très attentivement sur tout ce qui concerne les relations inter-ethniques. On essaye d’arrêter tout de suite, de mettre un terme aux clivages qui naissent par le communautarisme.
Mais évidemment, le problème du communautarisme existe. Par exemple, on a des communautés, des gens qui viennent d’Asie centrale ou des Chinois qui vivent dans leur propre communauté quelque part à Moscou ou dans l’Extrême-Orient. C’est un facteur tout à fait nouveau et que nous devons apprendre à gérer parce que ces communautés sont parfois assez fermées. Il y des tensions, des incidents de temps en temps, mais ce sont des cas plutôt isolés. Nous sommes très, très vigilants en ce qui concerne les relations inter-ethniques. Mais en même temps la multiethnicité, c’est notre atout. C’est la richesse de la Russie. La richesse culturelle, la richesse ethnique. Le choc des civilisations est bien possible, mais il faut travailler pour l’éviter. Cela concerne parfois, par exemple, le problème de la radicalisation islamique. Il faut veiller, il faut avoir un contact avec les leaders des communautés, avec les chefs spirituels, ce que nous faisons toujours.
Geopragma : Mais vous voyez le choc des civilisations dans l’espace russe. L’idée du choc des civilisations telle qu’elle avait été évoquée concernait le monde entier.
Monsieur Artem Studennikov : Je pense que le choc des civilisations est un problème plus actuel, plus urgent pour l’Occident et pour l’Europe occidentale. Parce que quand plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de réfugiés afghans et syriens arrivent en une très courte période en Allemagne, cela peut créer des problèmes. Chez nous, cela ne se passe pas comme ça. Nous avons des migrants économiques, mais ils viennent chez nous pour travailler. Il n’y a pas d’allocations sociales en Russie qui soient si importantes. Cela existe, mais ils ne viennent pas pour ça. Ils viennent pour travailler et pour envoyer l’argent chez eux. Il y a quelques personnes qui préfèrent s’installer, mais les autres vont partir, ils viennent pour travailler. Tandis qu’en Europe la situation est un peu différente.
Geopragma : Verriez-vous votre pays s’associer à la France sur une initiative ou un dossier international d’envergure ? Lequel ? Quel rôle jouerait la France aux côtés de votre pays pour régler ce dossier ou mettre en œuvre cette initiative ?
Monsieur Artem Studennikov : Oui. Écoutez. Prenez l’Accord de Paris. Le président Poutine est venu en personne le 2 décembre 2015 pour assister au forum et à la signature de cet accord. C’est une initiative française que nous aurons soutenue pleinement.
Geopragma : Mais aujourd’hui, dans l’état actuel des tensions et des dossiers, vous verriez la France intervenir en priorité sur quoi, sur l’Ukraine, sur les questions d’équilibre stratégique ?
Monsieur Artem Studennikov : En Ukraine, nous sommes déjà des partenaires dans le cadre du format Normandie, et ce dialogue continue à tous les niveaux : il y a des conversations téléphoniques, il y a des rencontres au niveau des experts. Ça ne s’arrête pas. Ça continue, malgré les problèmes sur le terrain. La Syrie, c’est un peu plus compliqué : la France a pris une position trop intransigeante, trop dure vis-à-vis du régime de Damas dès le début du conflit, et aujourd’hui pour la France c’est un peu compliqué. Mais la France est un acteur important du Small group et en cette qualité la France est entrée en contact avec la Russie pour assurer une certaine connexion et un certain échange entre le groupe d’Astana et le Small group. Là aussi nous avons un dialogue approfondi avec la France qui continue. En théorie nous sommes pour. Nous sommes prêts à réunir nos efforts dans le dossier syrien, mais à condition que l’on ne commence pas la négociation en disant à Bachar El-Assad que « à la fin tu seras envoyé à la Haye et traduit en justice ». On ne peut pas y arriver comme ça, surtout quand le gouvernement de Damas contrôle aujourd’hui une grande partie du territoire et peut réclamer un rôle normal dans le développement ultérieur du pays et participer aux élections.
Geopragma : Est-ce que la France pourrait jouer un rôle de leader pour soit éliminer, soit réduire les sanctions contre la Russie ?
Monsieur Artem Studennikov : Je vais vous dire une chose : les sanctions, ça ne nous intéresse pas. Nous n’évoquons jamais la question des sanctions lors de nos échanges avec nos partenaires occidentaux.
Geopragma : Pourquoi ?
Monsieur Artem Studennikov : Parce que nous nous y sommes habitués. Nous n’avons aucun problème. Évidemment, cela ne nous facilite pas la vie. Mais nous n’allons jamais demander quoi que ce soit en ce qui concerne les sanctions. À un moment donné, quand les Européens seront mûrs pour évoquer la levée des sanctions, nous serons prêts à discuter de la levée des contre-sanctions russes. Mais nous n’évoquons jamais ce sujet. On n’inscrit pas le sujet des sanctions dans les papiers, dans l’ordre du jour que nous préparons pour nos chefs. Parce que ce n’est pas la Russie qui a inventé les sanctions. Ce n’est pas la Russie qui a introduit les sanctions. Ce n’est pas à la Russie de demander de les lever. Nous ne demandons rien à l’Occident. Si l’Occident veut prolonger ces sanctions pendant des années, nous sommes prêts. C’est dommage, mais nous sommes prêts. Voilà.
En revanche, la France, l’Allemagne et certains autres de nos partenaires nous disent « Écoutez, nous allons tout faire pour commencer à en lever une partie, à alléger les sanctions, mais à condition qu’un progrès soit accompli dans la réalisation des accords de Minsk. » Qu’est-ce que nous répondons à ce propos ? Nous disons que la Russie n’est pas partie de cet accord. C’est Kiev qui doit faire sa partie du chemin. Parce que pour l’instant, tout est bloqué par l’absence de bonne volonté de Kiev de réaliser, de mettre en pratique les accords politiques, les dispositions politiques des accords de Minsk : cela veut dire, appliquer la loi sur l’amnistie, organiser les élections régionales en coordination avec les autorités locales, ce que Kiev refuse catégoriquement, et amender la Constitution ukrainienne avec un statut spécifique pour les régions de Donetsk et de Lougansk au sein de l’Ukraine unie. Donc, nous insistons sur l’application complète des accords de Minsk et nous allons faire notre partie du chemin en sensibilisant les représentants de Donetsk et de Lougansk, mais vous devez adresser vos paroles surtout à Kiev, car tout dépend de Kiev aujourd’hui.
Geopragma : Quel(s) rôle(s) souhaitez-vous que l’Union européenne joue au niveau mondial et estimez-vous qu’elle joue ce rôle actuellement ?
Monsieur Artem Studennikov : Comme je vous l’ai dit, l’Union européenne est pour nous un acteur majeur et l’acteur le plus important du point de vue des échanges commerciaux et économiques. Nous sommes liés par des milliers de liens culturels, spirituels, scientifiques, dans tous les domaines. Nous sommes très, très européens nous-mêmes. Mais nous voulons que l’Union européenne manifeste son indépendance.
Geopragma : Pensez-vous que la souveraineté soit une notion dépassée ou moderne ? Et celle de peuple ? Quelles sont pour vous les conditions de la cohésion nationale et ses facteurs de dilution ?
Monsieur Artem Studennikov : En ce qui concerne la souveraineté : évidemment que pour nous, ce n’est pas une notion dépassée.
Voilà pourquoi la Russie n’a jamais exprimé sa volonté de devenir membre de l’Union européenne parce que nous comprenons que pour cela, il faut faire de grosses concessions. Il faudrait déléguer une partie de notre souveraineté à une structure supra-étatique. Nous n’y sommes pas prêts. Nous voulons développer les relations avec toutes les structures régionales et nous créons nous-même des structures régionales en déléguant une partie des pouvoirs aux organes de notre Union Économique Eurasiatique par exemple, mais évidemment tout en respectant la souveraineté générale de la Russie. Pour nous, la souveraineté, c’est quelque chose qui est très important. Nous voulons garder notre identité politique et culturelle. Tous les pays sont différents. On ne peut réclamer le respect de toutes les traditions et de toutes les valeurs. Les valeurs peuvent être les mêmes, mais les pays peuvent les considérer et les traiter de façon différente. Nous croyons que chaque pays a le droit d’avoir sa position sur tel et tel sujet, et d’être souverain dans certaines de ses décisions. Donc pour nous, la question de souveraineté ne se pose pas. La Russie est un pays un petit peu à part, un pays énorme, un pays avec une histoire très compliquée avec son espace d’un pays-continent, avec son esprit multiethnique et multiconfessionnel. Je pense que pour nous, la souveraineté est une chose absolument inévitable et nécessaire pour assurer le bon fonctionnement de tout le mécanisme étatique. Je ne peux pas juger et commenter tout ce qui concerne la question de souveraineté en Europe et en France notamment. Ce n’est pas notre boulot. Mais pour nous, pour notre vision du monde, pour notre vision de la vie en générale, la question de la souveraineté ne se pose pas. Nous sommes souverains et nous resterons souverains.
Geopragma : Selon vous, quels sont les fondements de l’influence internationale de demain ?
Monsieur Artem Studennikov : Évidemment, c’est l’économie. L’état de l’économie et les progrès dans les domaines que nous avons évoqués déjà avec vous. Mais pas uniquement. Par exemple, la politique internationale basée sur les principes, sur ses valeurs, sur le respect mutuel. Parce que la Russie aujourd’hui est respectée par plusieurs pays du monde émergent, surtout pour sa fermeté, pour sa capacité de défendre ses alliés et ses amis, pour sa prise de position, pour son courage en défendant ses intérêts nationaux. Ça aussi ça joue un rôle. L’économie oui, mais aussi la politique, l’indépendance, la souveraineté, et la capacité de défendre ses intérêts : les intérêts de son peuple et les intérêts des peuples amis, des Etats amis. Ça, c’est mon opinion évidemment subjective, mais ça joue aussi un rôle important pour être influent dans le monde.
Geopragma : Que pensez-vous de l’invocation de valeurs et de principes moraux en matière internationale ?
Monsieur Artem Studennikov : C’est une question à 100% philosophique, parce que c’est très relatif. Vous savez que la Russie est accusée tout le temps par ses partenaires occidentaux de violer certaines valeurs ou certains principes moraux, en Syrie par exemple. Et ces accusations sont connues. Évidemment, on les nie en bloc mais je vous demande : qui nous juge ? Les Etats-Unis, qui ont déclenché tant de guerres depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui ont détruit deux villes japonaises, Nagasaki et Hiroshima, y compris pour envoyer un signal à l’Union soviétique et en même temps évidemment à tout le monde, et pour d’autres raisons, dans le contexte de la guerre entre le Japon militariste et les Etats-Unis. D’un point de vue moral, c’est un acte qui n’a jamais été condamné par les officiels américains. Par exemple, toutes ces guerres innombrables, les soutiens à des régimes horribles en Amérique latine ou en Afrique, ce qui s’inscrivait dans la logique de la confrontation entre le camp socialiste et le camp capitaliste. Autrement dit, les Etats-Unis, ce fleuron de la démocratie, des droits de l’homme et de la morale est le seul Etat à avoir utilisé les armes atomiques, à avoir massivement utilisé les armes chimiques et à entourer aujourd’hui même notre pays d’un réseau de laboratoires biologiques militaires. On se demande à quelles fins. Donc voilà, parler de la moralité…
Prenez la Suisse. On peut dire que la Suisse peut donner des leçons de morale par exemple, et encore… Si l’on prend l’histoire de la Suisse, de ses relations avec les banquiers nazis, ses relations financières avec l’Allemagne nazie… Rares sont les pays dans le monde qui peuvent donner des leçons de morale. Même aujourd’hui. Oublions le passé colonial français ou l’époque stalinienne en Union soviétique. Prenons les dernières années.
Comment la France peut-elle nous donner des leçons après avoir détruit le gouvernement, le régime en Libye, le régime de Khadafi qui n’était pas un régime très sympathique, mais sans proposer aucun remplacement ? Vous voyez ce qui se passe aujourd’hui. C’est un territoire où l’Etat s’est effondré. C’est un Etat dont le territoire est devenu une passoire de réfugiés en Europe. Vraiment, c’est un trafic absolument inhumain, illégal, avec des cas d’esclavage comme au XVIème, si ce n’est au XVème siècle. C’est le résultat d’une action « morale » des pays de l’Occident parce que leur action était prétendument très, très morale. Il fallait sauver la population, empêcher un bain de sang, des massacres, etc. Mais qu’est-ce que nous avons reçu comme résultat ? La propagation de l’islamisme et du radicalisme islamique même en Afrique. Toutes ces armes et tous ces gens passent souvent par le territoire libyen et non pas par le territoire algérien. Quand même, c’est plutôt la Libye. Voilà, mais ça, c’est une réflexion philosophique.
Evidemment chacun dira que son pays est à 100% moral et les autres, non. Mais je pense que la réalité est beaucoup plus compliquée. En tout cas la Russie espère agir en respectant les principes de moralité, en tout cas elle fait de son mieux pour être irréprochable dans ce domaine, même si c’est difficile, évidemment.
Quand il y a une guerre contre le terrorisme en Syrie, quand on utilise l’aviation, on ne peut pas larguer les bombes avec une précision de 100% et tuer seulement des terroristes. Je n’exclus pas qu’il y ait des pertes, des dommages collatéraux, comme on dit. Mais prenez Raqqa, prenez Mossoul. Si l’on prend la Syrie, Alep, toutes les critiques que nous avons reçues pour avoir soutenu l’armée syrienne dans sa reconquête d’Alep… À Alep, oui, quelques arrondissements ont beaucoup souffert. Mais prenez Raqqa, qui a été rasée presque complètement, à 70 %, avec des cadavres qui, paraît-il, sont toujours sous les décombres ? Et qui se souvient de Raqqa aujourd’hui ? Personne. Donc, il y a beaucoup d’hypocrisie dans la politique.
Geopragma : Vous pouvez désormais aborder le sujet libre, de quoi voudriez-vous nous faire part ?
Monsieur Artem Studennikov : Je voudrais bien revenir à ce que j’ai déjà dit, au fait que le monde a beaucoup évolué et que la Russie a beaucoup évolué également. Et je veux vous parler de notre très grande volonté de reconstruire l’Europe et de reconstruire le monde pour le rendre beaucoup plus pacifique, juste et constructif. Et je veux bien dire à vos lecteurs, à tous ceux qui vont lire les extraits de notre conversation, que la Russie est un pays qui veut vraiment la paix.
C’est un pays qui a tant souffert pendant la Seconde Guerre mondiale, et les traces sont toujours si profondes, que nous n’avons aucune envie de voir des événements pareils se reproduire en Europe ou quelque part ailleurs. Voilà pourquoi nous sommes toujours contre les tentatives de changer tel ou tel régime par la voie de l’intervention militaire. Nous voulons toujours éviter ça. Même si après l’effondrement de l’Union soviétique nous étions coincés et obligés de maîtriser la situation dans le Caucase du Nord. Mais c’est une tragédie énorme. C’était pour une grande partie l’erreur des dirigeants de l’époque. Mais, en même temps, c’était le résultat d’ingérences étrangères. C’était aussi le résultat de l’affaiblissement de l’Etat lors de cette transition de l’Union soviétique vers la Russie démocratique. Cette transition s’est déroulée, il faut le reconnaître, plutôt bien, sans écoulement du sang. Dieu merci. Trois personnes ont été tuées à Moscou en 1991 pendant le putsch d’août. Le coup d’Etat d’août a échoué. Trois personnes. Chaque vie humaine évidemment compte, le prix de chaque vie humaine est impossible à calculer, mais quand même on a réussi un passage du communisme et du socialisme à l’économie de marché et à la démocratie sans beaucoup de turbulences. Mais après la période a été très difficile. Cela a duré une dizaine d’années, toutes les années 90. La Russie aujourd’hui n’est pas l’Union soviétique. La Russie d’aujourd’hui n’est pas un pays qui veut agresser qui que ce soit. Toutes ces peurs, toutes ces préoccupations des pays baltes, toutes ces phobies de la Pologne, pour nous c’est vraiment quelque chose d’insensé. Comment pouvez-vous imaginer une situation où la Russie agresse ces pauvres pays baltes ou la Pologne ?
Evidemment, on nous donne l’exemple de la Crimée. Mais la Crimée, c’est un cas unique. C’est un cas absolument exceptionnel. Le problème, c’est le manque d’information. Les gens ne comprennent pas ce qu’est la Crimée, quelle place la Crimée occupait dans l’histoire millénaire de la Russie. Comment la Crimée est devenue ukrainienne, en quelle année, dans quelles conditions. Les gens ne le comprennent pas. Les gens ne comprennent pas quelle est la population qui vit en Crimée, quelle était sa position, dans quel contexte le référendum a été organisé. Et il a été organisé, vous le savez très bien, après un coup d’Etat absolument illégitime à Kiev avec l’arrivée au pouvoir des forces ultra-nationalistes et ultra-russophobes, dont les héros sont des collaborateurs des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Et dans cette situation, la population de Crimée a fait son choix parce qu’elle ne voulait pas être avec un régime quasi nazi. La guerre civile n’est pas encore terminée dans le Donbass, mais c’est aussi le résultat de ces évènements. Et il faut le comprendre. Il faut comprendre pourquoi la Russie a agi de telle ou telle façon et pourquoi elle ne pouvait pas agir autrement. Il en va de même dans les autres situations. C’est un cas exceptionnel.
Mais ce que nous voulons aujourd’hui c’est avoir les conditions les plus confortables pour moderniser notre pays, pour continuer à changer notre pays pour le rendre plus commode à vivre, plus agréable à vivre, pour le rendre encore plus hospitalier. Les Français qui ont visité la Russie pendant la Coupe du monde de 2018 ont pu visiter onze villes où se déroulaient les matchs et ils ont pu constater quelle était l’ambiance de la Russie et combien les Russes peuvent être hospitaliers et fraternels. Il n’y a eu aucun cas, on me posait la question à la télévision, d’éventuels actes d’homophobie ou de racisme lors de ces matchs. Aucun incident majeur n’a été enregistré pendant un mois avec des dizaines de milliers de touristes venus du monde entier sans visa, avec juste un passeport de supporter. Donc voilà, la Russie regarde vers l’avenir, sans oublier le passé évidemment. Et la Russie est ouverte à la coopération avec tous ses voisins, sans exception. Avec ses voisins proches, avec ses voisins un petit peu plus éloignés, avec les acteurs importants qui sont encore plus loin et avant tout avec les Américains évidemment, mais tout en restant ouverts. Bien sûr, nous allons faire de notre mieux pour défendre nos intérêts nationaux, pour exiger le respect des intérêts des minorités russes dans l’étranger proche, tout en respectant le droit international et en exigeant que tout le reste de la communauté internationale respecte le droit international et le statut des Nations Unies comme seule et unique organisation universelle qui doit vraiment gérer les choses dans le monde, avec le concours de tous les membres permanents et non permanents du Conseil de sécurité.
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