Entretien avec Caroline Galactéros* réalisé par le Business club franco-russe « Nouveaux horizons » le 17/04/2020
Nouveaux horizons : Face au coronavirus, la Chine isole plusieurs régions pendant 90 jours, l’Europe agit en ordre dispersé, l’Amérique est frappée de plein fouet et la Russie confine sa population. Sur le plan géopolitique, quelle puissance va tirer son épingle du jeu à long terme ? Allons-nous, globalement, vers un nouvel équilibre géopolitique à la sortie de cette crise sanitaire, économique et financière et si oui, quelle place y occuperont la France et la Russie ?
CG : Je ne crois pas que l’on change drastiquement d’équilibre. Le choc des empires nouvelle manière, c’est-à-dire des USA et de la Chine, va se poursuivre tous azimuts avec les mêmes enjeux économiques, énergétiques, stratégiques et de modèle de puissance. Mais la crise sanitaire actuelle va accélérer la bascule amorcée depuis le début de la dernière décennie, du leadership global vers la puissance montante chinoise. Le « contre-monde » chinois a pris de l’avance avec cette crise, car il a démontré qu’il pouvait la contenir au sein d’une population d’1,4 milliards d’individus. Il s’offre le luxe désormais de venir à notre secours, et montre au reste du monde sérénité, crédibilité, et solidarité. Quelles que soient les critiques européennes et américaines sur la « culpabilité de Pékin » dans la propagation de la pandémie, celles-ci traduisent notre vision du monde invariablement ethnocentrée, présomptueuse, punitive, culpabilisante et notre manque d’empathie et de solidarité. C’est en outre une très grossière erreur en termes d’influence. Sans parler de la gabegie et du déficit de préparation de nos Etats qui s’étalent aux yeux du reste du monde auquel nous persistons pourtant à vouloir faire la leçon, alors même que nous pataugeons dans la gestion de la crise. Tout cela masque mal notre impuissance propre et l’obsolescence grandissante de nos démocraties post modernes qui, à force de porter le consensus et horizontalité au pinacle, paient très cher leurs abandons de souveraineté stratégique, sanitaire ou industrielle, et se révèlent incapables de gérer efficacement des
enjeux vitaux pour leurs populations et de remplir le premier devoir d’un Etat : la protection de son peuple.
On peut gager que l’on va entrer dans une phase de mutation du capitalisme libéral, marquée par sa fragmentation autour de pôles régionaux de croissance et de développement avec, en surplomb, le duo-duel sino-américain et des luttes d’influence croisées avec alliances variables sans merci pour la captation de ressources, de marchés et d’ascendant, y compris dans le domaine militaire. Dans ce paysage contraint, la Russie, puissance globale résiliente mais économiquement encore fragile, doit tirer son épingle du jeu entre Washington et Pékin et jouer au mieux de l’effet de levier que constitue sa capacité de protection et de réassurance d’un certain nombre d’Etats que l’impérialisme occidental résiduel met en danger. Elle doit demeurer un interlocuteur incontournable pour les « deux Très Grands » et donc maintenir sa capacité d’influence (et de nuisance) sur les théâtres européen, centrasiatique et moyen oriental, mais aussi en Afrique. La France, elle, demeurera je le crains, très inconfortablement paralysée par ses utopies européistes et son allégeance atlantique, à moins qu’elle n’ait l’audace de s’affranchir décisivement, mentalement et concrètement, de la tutelle américaine, et de se remettre à penser et à agir par elle-même. C’est une révolution de l’état d’esprit que nous devons mener. Cet affranchissement doit se baser sur un pivot stratégique vers l’Est, qui n’a rien à voir avec une allégeance à Moscou ou Pékin mais tout à voir avec une définition de nos positions en fonction de nos seuls intérêts nationaux. Sachant que l’intérêt national, comme la souveraineté, n’excluent nullement la coopération ; ils la permettent et la garantissent. Nous devons redevenir une puissance d’équilibre et sortir de l’ornière manichéenne d’un bloc occidental qui n’a plus de sens et tue l’Europe à petit feu dans un marché de dupes suicidaire.
Le premier pas décisif de ce pivot est un rapprochement pragmatique, assumé et multi-sectoriel (économique, sécuritaire, industriel et plus largement culturel) de la France avec la Russie. Les Russes ne veulent plus de l’Europe qui leur a trop longtemps battu froid, mais ils aiment toujours la France et attendent probablement encore de nous, sans toujours se l’avouer, l’étincelle d’une conscience retrouvée d’une communauté de destin dynamique. De toutes façons, pour sortir de la nasse où elle s’est laissée imprudemment enfermée, l’UE doit se penser à l’échelle de l’Eurasie, et se projeter vers la Russie et l’Asie centrale, en nouant partenariats privés et publics avec les institutions eurasiatiques. C’est cet horizon qui lui donnera progressivement un autre statut continental (plus seulement une excroissance de l’empire américain) et la protégera (comme Moscou !) de l’avancée chinoise via les Routes de la Soie comme d’ailleurs d’autres « offensives » plus ou moins charmantes (je pense à celle de la Turquie, très active en Asie centrale). Pour cela, il nous faut réunir quelques européens lucides et courageux, profiter de l’atmosphère de remise en cause permise par la crise, abattre nos œillères américaines qui nous affaiblissent en prétendant nous protéger, et oser enfin être nous. Sinon ce sera la double dévoration, lente mais certaine de l’UE, par l’Est et par l’Ouest, et nous l’aurons bien cherché.
Nouveaux horizons : Maintenant que l’épidémie touche l’économie mondiale, est-il possible de commencer à chiffrer les conséquences de cette crise ? En général, trouvez-vous que les mesures prises par des gouvernements en France et en Russie soient efficaces pour freiner la faillite des entreprises et l’arrêt des économies nationales ?
CG : Il est très difficile de porter un jugement suffisamment renseigné et je ne veux pas tirer sur l’ambulance tricolore. Le gouvernement essaie d’enrayer la spirale d’une grave récession et de soutenir les entreprises et les particuliers mais on ne voit pas de cohérence dans l’approche de la lutte contre la propagation du virus. Le confinement total, absolument désastreux pour notre économie comme pour notre société, a été décidé non par conviction mais par défaut. Notre système sanitaire ne pouvait faire face à la diffusion massive du virus. C’est lui que l’on a protégé – ce qui était nécessaire- mais en se privant, par tabou idéologique, d’une action curative de masse qu’aurait permis un vaste dispositif de tests appuyé sur le maillage de la médecine de ville, suivi du triage, du confinement partiel et d’un traitement systématique des personnes touchées. Le politique a peur de décider et plus encore d’imposer. Il préfère figer tout un pays en espérant que la vague passe plutôt que de prendre des décisions de bon sens qui demandent fermeté et courage mais sont à même de rassurer véritablement nos concitoyens sans les plonger dans la désespérance. Evidemment, pour cela, il faut accepter d’en finir avec nos tabous idéologiques paralysants que sont le refus de fermer nos frontières (alors que l’Allemagne, l’Espagne, la Suisse pour ne parler que d’elles, l’ont fait tout naturellement), celui de trier les populations pour leur bien individuel et pour la sauvegarde collective et d’appliquer un traitement différencié aux divers groupes empêchant la descente aux enfers économique et sociale de pans entiers de la population. Résultat : on attend tous Godot, et la bureaucratisation terrifiante de notre système, à la fois trop centralisé et sans autorité, achève de paralyser et de diviser le pays. La rentrée sera très douloureuse pour tant de salariés et de petits et moyens patrons que cela
pourrait évoluer en désordre social déstabilisateur. Je ne parle pas de l’absence de solidarité et de coordination intra européenne pendant des semaines entières qui révèle combien l’Europe doit se réveiller… La Russie a fermé sa frontière avec la Chine très rapidement puis annoncé progressivement des mesures sanitaires mais aussi de soutien social et économiques très importantes. Je ne suis pas sur place et ne puis juger de leur efficience, mais les échos qui me reviennent, les divers reportages et le ton des interventions présidentielles laissent transparaître une prise en main déterminée de la protection de la société et de l’économie russes qui se traduit d’ailleurs aussi par l’influence décisive de Moscou sur la crise pétrolière actuelle. C’est cette perception d’une unité, d’un lien entre le peuple et le pouvoir et surtout d’une préoccupation véritable du « haut » pour « le bas » qui transparaît. Une nation qui garde son calme et tient le choc, ayant décidé de faire taire ses divisions y compris politiques (notamment sur la réforme constitutionnelle), pendant l’alerte.
Nouveaux horizons : Quelle est votre vision personnelle de l’après-COVID 19 ? Assisterons-nous à une prise de conscience collective, qui nous entraînera vers un changement du système économique mondial ? Quels en seraient les enjeux, pour la France et la Russie, le cas échéant ? Sommes-nous témoins de la fin idéologique de la Mondialisation ?
CG : Vous me pardonnerez mon manque d’enthousiasme mais je ne crois pas vraiment au « rien ne sera jamais plus comme avant ». La très lourde dépression économique qui nous attend en Europe (car je crois que les Etats Unis – comme la Grande-Bretagne – vont s’en sortir bien plus vite que nous notamment grâce à leurs choix monétaires) va plutôt pousser les gouvernements à faire repartir au plus tôt les systèmes productifs. La fin de l’incontinence économique et financière n’est pas pour demain. Toutefois, cela pourrait aussi raviver les débats autour d’un « salaire universel » car des franges entières de population vont se trouver plus rapidement que prévu projetées hors de l’emploi et l’accélération de la mutation technologique du marché de l’emploi sera irrépressible. La charge de la dette va être terrifiante. Il va évidemment falloir travailler plus, se payer moins de dividendes, investir davantage et pour ce qui est de la France, cesser de râler et revendiquer sans cesse. Bref, chacun doit sortir de ses postures idéologiques et de ses revendications sociales interminables pour contribuer au relèvement national. Notre Etat doit se renforcer, redevenir stratège, élargir le socle du régalien, y mettre les moyens (c’est le moment puisque nous avons ouvert les vannes) protéger des secteurs industriels entiers de la prédation étrangère. Là où cela
peut et doit changer, c’est sur la relocalisation progressive de certaines productions stratégiques dont on a bien vu l’affaiblissement collectif aux conséquences humaines tragiques que leur abandon ou leur sous-traitance à l’étranger avait produit. La France « pays sans usines », c’est dangereux et c’est fini. Ce n’est peut-être pas glamour mais…
Quant à « la fin idéologique de la mondialisation », là encore, je ne pense pas qu’on puisse juste la rêver pour qu’elle advienne. La méthode Coué a ses limites. En revanche, on assistera peut-être au reflux progressif de certaines des utopies agissantes qui la portaient… et l’emportaient : l’abaissement souhaitable des frontières et l’inutilité des Etats, l’imparable vertu de « la main invisible du marché », le droit-de-l’hommisme cynique aux conséquences sanglantes, l’interpénétration des économies comme obstacle à la guerre et moteur de la prospérité des masses, le transhumanisme comme Graal, le multiculturalisme communautarisé comme ferment d’une coexistence harmonieuse, le caractère inépuisable d’une planète que l’on a cru pouvoir impunément essorer et qui se dessèche désormais inéluctablement.
La crise du Coronavirus est une crise de la souveraineté, une crise de l’indifférence, une crise de la gouvernance mondiale désormais gravement dysfonctionnelle. Sans angélisme aucun, je crois profondément que c’est le partage de vertus humaines au premier rang desquelles le respect de l’autre, qui peut forger les plus belles alliances politiques mais aussi économiques et culturelles. C’est au renforcement de ces liens que la France et la Russie, mais aussi, plus prosaïquement, les communautés d’affaires russe et française doivent s’atteler et je serais très heureuse d’y contribuer.
*Caroline Galactéros, Présidente de Geopragma