Billet du Lundi rédigé par Christopher Coonen, membre du Conseil d’administration de Geopragma.
Nous commémorons aujourd’hui le 78ème anniversaire du débarquement allié en France le 6 juin 1944 – D-Day ou le jour qui marque le début d’une attaque ou opération militaire, ce terme étant utilisé universellement. Durant ce jour, le plus long, des milliers de combattants Alliés, Français, États-Uniens, Canadiens, Anglais, Polonais, Tchécoslovaques, Australiens, Belges, Grecs, Néo-Zélandais, Néerlandais et Norvégiens prirent d’assaut cinq plages en Normandie pour entamer un troisième front contre l’Allemagne nazie (en sus de ceux de l’Est et d’Italie).
Joseph Staline l’avait personnellement et constamment exigé auprès de Franklin Roosevelt depuis leur première rencontre à Téhéran en 1943 jusqu’au sommet de Yalta en Crimée, en février 1945. Lors de ce dernier conclave, ils s’étaient mis d’accord avec Winston Churchill sur le contour de zones d’influence et de contrôle qui se traduirait en un grand tournant géopolitique du partage de l’Europe à venir. Et la France y prendrait sa place, du moins à Berlin et en Allemagne. Ce troisième front était nécessaire afin que les Soviétiques puissent soulager leurs forces armées, prendre avec les Américains l’armée allemande dans une grande tenaille pour assurer la défaite du IIIème Reich ; d’ailleurs les Etats-Unis avaient tout intérêt à occuper la moitié occidentale de l’Europe une fois Hitler battu pour étendre leur empire cantonné jusqu’alors aux Amériques et aux Philippines. Churchill chuchotait avec insistance à Roosevelt qu’ils ne pouvaient pas faire confiance à Staline et que son régime marxiste-léniniste leur était de plus complètement antinomique. Les Etats-Unis avaient même prévu dans leurs plans d’occuper la France, l’Italie, l‘Allemagne et le Japon via AMGOT (Allied Military Government of the Occupied Territories), une administration qui se serait traduite pour nous Français avec des préfets militaires américains et une devise en « dollar français ».
D-Day fut une opération audacieuse, courageuse et d’une prouesse inégalée dans l’Histoire militaire et logistique ; après un peu plus d’un mois de combats de haute intensité dans les bocages normands, des percées furent réalisées pour rapidement libérer la France et une bonne partie de la Belgique et le sud des Pays-Bas, avant la victoire totale et inconditionnelle signée à Reims en mai 1945. Parmi les 70 à 80 millions de militaires et civils tués pendant la Deuxième Guerre mondiale sur les théâtres européens, asiatiques et de l’océan Pacifique, 30 millions d’entre eux périrent sur le Front de l’Est en Europe. Sans l’engagement des Russes, certains Ukrainiens et les Soviétiques qui combattirent et absorbèrent 5 millions d’hommes de la Wermacht, le débarquement en Normandie n’aurait sans doute pas été possible ou été même un succès. Ce fut LA bataille pour construire LA paix et représenta alors l’avatar d’une alliance avec l’Union Soviétique pour vaincre un ennemi commun. L’ « entente » entre les blocs occidentaux et soviétiques fut de courte durée, brisée par le blocus et la confrontation à Berlin en 1949. Le Rideau de Fer se referma et la Guerre Froide arriva.
Le « Vieux Continent » ne peut que regretter qu’il n’ait pas pris la balle au bond avec la Russie à partir de 1991 pour reconstruire une alliance d’un puissant espace européen allant de la Vendée à Vladivostok … Pour la paix et aussi pour établir une indépendance et une autonomie stratégique vis-à-vis des Etats-Unis – ce qu’avait précédemment compris le Général de Gaulle.
Les parallèles du D-Day en 1944 avec la guerre en Ukraine aujourd’hui reposent sur le fait que l’Europe connaisse de nouveau une guerre sur ses terres, après celle des Balkans, il y a 30 ans déjà. Cette fois-ci, ce conflit est d’autant plus inquiétant et dangereux qu’il se résume à une guerre de proxy via l’Ukraine entre les Etats-Unis et la Russie, toutes deux puissances nucléaires. L’OTAN est apparemment soudé (les Allemands traînent des pieds sur les livraisons de tanks aux Ukrainiens) mais deux risques apparaissent évidents : un dérapage militaire, ou une lassitude des opinions publiques qui verraient ce conflit se larver face à leurs problèmes de pouvoir d’achat partiellement liés à cet affrontement.
L’Ukraine et la Russie ont intérêt à passer le plus rapidement possible à la paix, les Etats-Unis eux ont intérêt à ce que cette guerre dans laquelle ils n’engagent pas de GIs cette fois-ci dure, pour affaiblir la Russie militairement et économiquement afin d’asseoir encoreplus amplement leur hégémonie en tant qu’empire déclinant face à la Chine. Les sanctions et le rassérènement de l’OTAN – voire son élargissement à la Suède et la Finlande – sont pour les Américains une aubaine géopolitique qui était inespérée il y a dix mois suite à leur retrait chaotique et désastreux de l’Afghanistan, et par rapport à l’état de l’OTAN qui était décrit comme étant en situation de « mort cérébrale ». Le dividende pour l’Oncle Sam sera l’opportunité de vendre son pétrole et ses gaz de schistes aux Européens qui devront tous devoir sourcer des hydrocarbures supplémentaires en Arabie Saoudite et au Qatar entre autres ; deux nations qui sont, comme nous le savons tous, exemplaires en termes de Droits de l’homme et d’assassinat de populations lors du 11 septembre 2001 et au Yémen depuis des années…
Nous sommes en temps de guerre, et viendra ensuite celui de la paix. Le futur est impossible à deviner avec certitude, mais des mois ou des années pourraient s’écouler avant de parvenir à un accord de paix. Deux scénarii sont envisageables. Soit, nous nous acheminons in fine après de longues négociations vers une partition durable de l’Ukraine – le fleuve Dniepr étant une barrière géographique naturelle, et l’effort de l’armée russe actuellement est d’y repousser les forces ukrainiennes. Ou alors un traité ne sera pas conclu, mais remplacé par un gel des positions sans accord – rappelons-nous de la fin de la guerre de Corée en 1953 et des frontières établies au 40° parallèle qui prévalent encore aujourd’hui, 69 ans plus tard… Cela ne sert à rien de se voiler la face, c’est intrinsèque au paradigme de la Realpolitik que je prône et à ses rapports de force, quoiqu’en disent les gouvernants et sympathisants ukrainiens et autres russophobes.
Car nous assistons depuis le 24 février dernier à une bascule occidentale dans la Poutinophobie et à la Russophobie, certes liée à l’agression et l’invasion par la Russie de l’Ukraine, mais somme toute simpliste et manichéenne. Un nouveau Yalta se dessine, véritablement mondial cette fois-ci. Le « Bien » représenté par l’Occident (US, Canada, l’UE, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, et la Corée du Sud), confronté au « Mal », la Russie et ses soutiens révélés à travers la résolution votée à l’Assemblée générale des Nations Unies le 2 mars 2022 condamnant cette invasion, et les abstentionnistes comptant tout de même la moitié de la population mondiale : la Chine, l’Inde, et bon nombre de pays africains, entre autres. Cette confrontation est totale : géopolitique, diplomatique, militaire, économique, sociologique, et culturelle. Elle n’est pas née d’hier, mais s’est construite lentement et méthodiquement depuis l’éclatement de l’Union Soviétique en décembre 1991. La nouvelle Guerre Froide sera d’autant plus congelée avec des ramifications plus amples, touchant non seulement les conflits militaires et le traçage des frontières, mais aussi des affres énergétiques et alimentaires, le pouvoir économique et notamment monétaire, c’est-à-dire la dé-dollarisation inévitable de l’économie mondiale. Le combat des titans et un nouveau rideau de fer sont annoncés.
Nous vivons donc une révolution et des changements profonds : nous nous avançons vers un nouvel ordre mondial. Outre la responsabilité occidentale de n’avoir pas véritablement essayé de construire un nouvel espace de sécurité en Europe à partir de 1991, et avec la Russie de Poutine en 2000-2007, qui elle désirait une coopération rapprochée avec l’OTAN et l’Union Européenne, nous ne lui avons signalé qu’une fin de non-recevoir. Les Occidentaux ont cumulé les erreurs et l’hypocrisie concomitantes : les guerres dans les Balkans, au Kosovo, en Afghanistan, au Soudan, au Yémen, en Syrie, en Libye, en Iraq, … et l’élargissement de l’OTAN et de l’Union Européenne vers l’Est sorti d’un cadre sécuritaire global, alors que le premier ministre Kohl, et les présidents Mitterrand, H.W. Bush et son Secrétaire d’état Baker avaient tous promis le contraire… Nos volontés et nos actions ont été ancrées depuis dans le soit-disant moralisme, souhaitant construire un monde « juste » dans l’antre des Droits de l’homme et de la « démocratie ». Mais notre hypocrisie s’est retournée contre nous, à l’aune du vote aux Nations Unies, il y a quelques mois. Nous sommes témoins aujourd’hui d’une escalade verbale et militaire qui nous rappelle malheureusement le bruit de bottes en 1914, et la résolution contre-productive du Traité de Versailles en 1918-19. Nous nous devons de comprendre, et de dialoguer avec, les Russes aussi.
En conclusion, et le point sans doute le plus important, consiste dans le fait que nous ayons mal compris – et peu de « géopolitologues occidentaux experts » qui se pavanent sur les plateaux des médias saisissent ou expriment ces nuances – que les motivations fondamentales des Russes et de leur président sont de protéger leurs intérêts nationaux vitaux et leurs populations, via une sécurisation de leur « proche étranger » et des russophones qui y sont nombreux – voire qui sont aussi des détenteurs de passeports russes dans ces ex. Républiques soviétiques. Pour eux militairement parlant, s’assurer que les ex. SSR ne rejoignent pas l’OTAN, et de protéger les populations d’origine russe ou russophones, dont l’Ukraine historiquement fait naturellement partie. Nous sommes tous prisonniers de la géographie.
Une liberté totale de la presse en Russie n’y changerait rien, n’en déplaise aux Atlantistes les plus convaincus.
À terme, d’autres anciennes républiques soviétiques seront concernées, et certaines d’entre elles ou certains territoires seront peut-être des enjeux de conflits futurs. Il sera donc primordial et délicat d’équilibrer la notion juridique du traçage et de la reconnaissance internationale de l’intégrité territoriale, avec le souhait, parfois viscéral, de l’autodétermination des peuples. Les frontières et la notion d’autodétermination devront faire partie intégrale de la future architecture de la sécurité en Europe, si elle est négociée et aboutie un jour ; il est vraisemblable que les différentes parties prendront au moins quelques années pour s’accorder. Yalta 2 est en marche… L’Histoire et la composition des populations des ex. républiques soviétiques, ou de ces territoires ayant appartenu à l’Empire Russe sont complexes et nous devrons donc les appréhender avec lucidité et pragmatisme, et cesser de contempler le monde uniquement de notre point de vue.
Comme en 1944, la Realpolitik prendra le devant de la scène : D-Day ou « Opération spéciale », et Paix.
CHIQUET
daniel JALU
daniel JALU
Vitaly
Roland Paingaud
AV