Billet du lundi 4 janvier 2021 par Gérard Chesnel *
Le Tigré, où est-ce ? Il faut dire que, coincé entre l’Ethiopie, l’Erythrée et le Soudan, il ne retient guère l’attention du monde extérieur que lorsque surviennent des catastrophes. Et pourtant… Et pourtant le Tigré a souvent joué un rôle important, voire majeur, dans l’histoire de la Corne de l’Afrique et au-delà. Souvenons-nous, aux VIème et VIIème siècles, du royaume, ou plutôt de l’empire d’Axoum, qui s’étendait de part et d’autre de la mer Rouge. Bien plus tard, au XVIIIème siècle, alors que le Tigré n’était plus qu’une province de l’Abyssinie, son dirigeant historique, le ras Mikael Sehul (1748-1779), véritable « faiseur de rois », plaçait et déplaçait les empereurs sur le trône d’Ethiopie à sa guise et selon les intérêts du Tigré. Et à la fin de l’ère des Princes, c’est encore un Tigréen, le ras Wolde Selassie, qui tint le pays en tant que régent sous l’autorité nominale du négus Egwala Syon, jusqu’à sa mort en 1816.
Après la Seconde Guerre mondiale et l’expulsion des Italiens, le Tigré, fier de son glorieux passé et s’estimant mal dirigé, se lança dans la rébellion Woyane (1943) au cours de laquelle ses troupes mirent plusieurs fois à mal l’armée impériale, pourtant soutenue par l’aviation britannique (stationnée à Aden), avant d’être obligées de se soumettre.
En 1970 fut fondée l’Organisation Nationale du Tigré (ONT) qui devint quelques années plus tard le Front de Libération du Peuple du Tigré (FLPT) et constitua, lors des élections de 2005, une composante majeure du Front Démocratique Révolutionnaire du Peuple Ethiopien (FDRPE). Le FLPT renonça alors à ses revendications d’indépendance. Plusieurs membres du FLPT entrèrent même au gouvernement, dont Debretsion Gebremichael, vice-Premier ministre de 2012 à 2016 et ministre des communications et des technologies de l’information, et Mme Fetlework Gebre-Egziabher, qui devint en octobre 2018 ministre du Commerce et de l’Industrie. Mais les ministres tigréens durent quitter leurs fonctions dès janvier 2020, lorsque le FLPT refusa de faire partie de la coalition voulue par le Premier ministre Abiy Ahmed, le Parti de la Prospérité. Accusant le Premier ministre d’avoir progressivement marginalisé son parti au sein du FDRPE, Debretsion Gebremichael, président du FLPT, reprit les revendications d’indépendance du Tigré lorsque le gouvernement éthiopien annonça le report des élections prévues en août 2020. Et le FLPT attaqua Mekele, la capitale du Tigré, dont il s’empara le 4 novembre. Et voilà Abiy Ahmed, prix Nobel de la Paix 2019 pour avoir mis un terme à la guerre avec l’Erythrée, engagé dans un nouveau conflit. Appartenant à l’ethnie majoritaire oromo, peut-être a-t-il sous-estimé la fierté de la vieille nation tigréenne.
Sur le plan militaire, certes, les choses sont rondement menées : les principales villes du Tigré sont reprises tour à tour en quelques semaines, et l’armée éthiopienne pénètre dans Mekele le 29 novembre. Mais une guérilla s’installe, qui risque de durer et le danger de contamination avec l’Erythrée est grand, tant la région est instable. Déjà à l’étranger ont lieu des manifestations conjointes tigréennes et érythréennes en soutien aux 950 000 personnes déplacées, dont 50 000 se sont réfugiées au Soudan.
Le Soudan n’avait pas besoin de cela. Pays pluriethnique, on pourrait même dire composite, le Soudan se cherche depuis son indépendance. Et il y a de fortes chances pour qu’il ne se trouve pas. Après une période de domination égypto-ottomane, de 1820 à 1885, le centre de ce que nous appelons aujourd’hui Soudan tomba sous le contrôle d’un prédicateur musulman illuminé, le Mahdi. Après avoir massacré l’armée égyptienne à Shaykhan en 1883, les mahdistes s’emparèrent de Khartoum le 26 janvier 1885, malgré la présence du gouverneur anglais Charles Gordon, qui perdit la vie dans cette affaire. La mort, peu de temps après (le 16 juin 1885) du Mahdi n’arrêta pas le mouvement et il fallut un nouveau général anglais, le fameux Kitchener (notre adversaire à Fachoda) pour défaire définitivement, le 2 septembre 1899 à Omdourman, un mouvement qui eut sans doute le tort d’être extrémiste et intolérant mais qui eut le mérite de créer un véritable sentiment nationaliste.
Le Darfour, lui, réussit à échapper à l’emprise des mahdistes. Situé à l’ouest du pays, possédant sa propre dynastie « royale », il réussit à conserver une quasi-indépendance jusqu’en 1916, date à laquelle les Anglais, doutant de sa loyauté, déposèrent le dernier sultan, Ali Dinar. Intégré dans le Soudan, le Darfour allait connaître les pires tourments. En mars 1987, quelque 1 000 Dinka furent massacrés par les milices musulmanes et un autre massacre fut perpétré par l’armée soudanaise à Wau, au Sud-Soudan, en septembre. Mais les violences généralisées commencent véritablement en 2003. Les milices jandjawids semèrent la terreur dans toute la province, qui souffrait par ailleurs de la sécheresse (sans recevoir d’aide du gouvernement central) et de la famine. Un cessez-le-feu fut signé en 2015 mais il n’y a pas encore d’accord de paix. Le bilan est lourd : 300 000 victimes et 3 millions de personnes déplacées (estimations occidentales contestées par Khartoum).
Les peuples du Sud du pays vécurent eux aussi leur propre tragédie. Très majoritairement chrétiens, ils eurent à souffrir périodiquement des prétentions hégémoniques musulmanes. Et tout aussi périodiquement on assista à des révoltes des Azandé, des Dinka, des Nuer ou encore des Nouba. Un premier progrès apparut cependant en 1922, avec la loi sur les « zones fermées » (Close District Order) qui autorisait les gouverneurs du Sud à interdire la libre circulation entre Nord et Sud et à se rapprocher des pays voisins, l’Ouganda et le Kenya. Il s’agissait de préserver l’autonomie du Sud et de faire barrage aux pressions musulmanes. La création, en 1964, de la Sudan African National Union vise à attirer l’attention du monde sur la guérilla menée par le mouvement anyanya (venin de serpent) et quelques mois plus tard, une conférence Nord-Sud prévoit l’autonomie régionale pour le Sud-Soudan. Ce fut chose faite avec les accords d’Addis Abeba de mars 1972. Cet équilibre dura onze ans mais en septembre 1983, le dictateur de Khartoum, le général Nimeiri, ayant décidé d’étendre au droit pénal le domaine du droit musulman (qui était jusqu’alors limité au droit personnel), le Sud s’embrasa de nouveau et l’on assista à la création du Front de Libération du Peuple Soudanais (SPLF) et de l’Armée de Libération du Peuple Soudanais (SPLA). Les combats firent rage et pour la seule année 1988 on compta 250 000 morts. Enfin, quinze ans plus tard, à la conférence de Navaisha, au Kenya, le représentant du Sud, John Garang, et le Vice-Président soudanais Ali Osman Taha signèrent un accord de paix prévoyant six années d’autonomie pour le Sud puis un référendum sur la question de l’indépendance. Le 9 janvier 2011, le « oui » l’emporta avec 98,83% des votes. Le Sud-Soudan accédait enfin à l’indépendance. Le père de l’accord, John Garang, n’en profita pas : il mourut le 31 juillet 2005 dans un accident d’hélicoptère. Malheureusement, les combats ne se sont pas arrêtés car la frontière passe au milieu d’une zone de champs pétrolifères qui excitent toutes les convoitises. Et il faut ajouter à cela depuis 2013 une guerre civile interne opposant plusieurs ethnies du Sud. Au total, le bilan est effrayant : on estime qu’il y eut, de 1983 à 2005, quelque 2 millions de morts tandis que 4 millions de Sud-Soudanais, pour échapper aux massacres, se sont exilés dans le Nord ou dans les pays voisins. A peine né, le Sud-Soudan a déjà des allures d’Etat failli.
Quant au Soudan proprement dit, sa situation n’est guère enviable. Avec l’indépendance du Sud il a perdu sa principale ressource, le pétrole. Et, sur le plan politique, il n’est jamais parvenu à un état de stabilité lui permettant de concevoir et de mettre en œuvre un schéma de développement durable. En 65 ans d’existence le pays a connu pas moins de cinq coups d’Etat : 1958, 1964, 1969, 1985 et 1989, et son dernier Président, le général al-Bashir, forcé par la rue le 11 avril 2019 de céder sa place à un conseil militaire de transition, fait l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par la Cour Pénale Internationale pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre au Darfour. On souhaite bonne chance à son successeur, Abdel Fattah Abdelrahmane al-Burhan, président du Conseil de souveraineté. Naguère plus grand pays d’Afrique en superficie, le Soudan, après la sécession du Sud, a cédé la première place à l’Algérie. Et la descente n’est peut-être pas encore finie, si d’autres provinces (le Darfour, par exemple ?) voulaient suivre l’exemple du Sud.
Comment peut-on être Tigréen ? Il y a pire : on pourrait être Soudanais.
« Pour vouloir la belle musique
Soudan mon Soudan
Pour un air démocratique
On t’casse les dents
Pour vouloir le monde parlé
Soudan mon Soudan
Celui d’la parole échangée
On t’casse les dents
Oh oh oh et je rêve
Que Soudan mon pays soudain se soulève
Oh oh
Rêver c’est déjà ça, c’est déjà ça »
Alain Souchon
*Gérard Chesnel est membre du Conseil d’administration de Geopragma