Chronique Geopoly du 17 juin 2019, par Caroline Galactéros
Au Courrier de Russie, ma « feuille de route » éditoriale est claire : offrir au lecteur des tribunes concernant les relations France-Russie à partir d’une perspective géopolitique sur les affaires du monde tel qu’il va…ou (ne va) pas. Jusqu’à présent, les thèmes se sont presque toujours naturellement imposés. Mais je faiblis et désespère. Que se passe-t-il dans les relations franco-russes ? Plus rien, niet, nada, nichts. Existent-elles seulement encore ?
Il me faut donc parler… de ce qui malheureusement ne se passe pas : de l’invitation primordiale et pourtant manquée de Paris pour que le président de Russie prenne part aux commémorations du 75e anniversaire du Débarquement de Normandie. L’Allemagne, elle, était conviée ; alors que l’URSS avait perdu durant le second conflit mondial quelque 28 millions de vies et permis, par l’ouverture d’un second front, la victoire des Alliés ‒ dont elle était ; alors, surtout, que le président français, au lieu de quêter fébrilement un tête-à-tête avec son homologue américain et de s’illusionner encore une fois sur la réalité de leurs relations (Donald Trump, quelques heures après son retour, a menacé la France de sanctions sur ses exportations de vin), avait bien mieux à faire : saisir cette occasion pour s’imposer en précieux et audacieux médiateur, celui qui voit l’Histoire de haut et en grand, refuse de persévérer dans l’alignement infantile sur la doxa du Maître, sort du rang, prend la main et réunit sous ses auspices, mine de rien et quitte à s’en excuser auprès de nos idéologues-maison, États-Unis et Russie.
Emmanuel Macron a perdu là une occasion de se distinguer positivement et à la bonne échelle, celle des puissances qui comptent, précisément, car elles savent réfléchir et décider seules ; celle de permettre que se noue enfin le seul dialogue encore à même de bouleverser le sort de l’Occident et de l’aider à se dresser face à l’empire chinois renaissant. Sans doute aurions-nous subi une fois encore les indignations rengorgées des dogmatiques de service, mais le bien aurait été fait, et le lien renoué.
Il ne s’agissait pas d’une révolution, juste d’une désobéissance salutaire. Or on ne veut pas désobéir. Notre aveuglement est préoccupant et même tragique. Une occasion ratée de plus. C’est à croire que personne ne voit rien de ce qui est en train de se passer sous nos yeux embués d’européisme béat, voire bêlant. L’on va continuer jusqu’à l’affaissement ultime de se tromper d’ennemi et de partenaire. L’Europe jamais ne sortira de la petite enfance stratégique, jamais n’osera regarder ses intérêts, ses atouts, les conditions de sa renaissance, celles de son autonomie. Les élections européennes elles-mêmes n’ont fait que noyer une fois encore le poisson. Nous faisons de grandes déclarations sur « la souveraineté européenne », « l’armée européenne » même, nous ébrouant dans un vide conceptuel sidéral à coups d’envolées lyriques. Toutes ces utopies sont condamnées, car nul n’ose en poser les conditions pratiques. Nul n’envisage la défense de l’Europe en dehors des accords de « Berlin plus », qui font de l’Otan à jamais l’outil de cette défense.
En sortir pour s’en sortir est tabou. Une « Otan européenne », même nantie d’un autre parapluie nucléaire tout aussi crédible que celui de notre Grand Allié, paraît scandaleuse, délirante, fantasmagorique et, surtout, ô combien dangereuse ! L’ennemi est là, inchangé, rouge toujours, cramoisi même, agressif et belliqueux, nous cherchant des noises à nous si pacifiques et respectueux Européens… Bref nous sommes à mille lieues de notre salut et en sommes à refuser d’en chercher la voie. Nul ne remarque que la Russie est (était) la dernière barrière protectrice de notre continent contre l’avancée chinoise, nul ne voit que l’Occident, sur le plan historique, culturel et stratégique, ne peut tenir que sur ses trois pieds naturels que sont les États-Unis, l’Union Européenne et la Russie.
Voilà ce qui nous donnerait un poids colossal dans les nouveaux rapports de force. Mais c’est trop évident, sans doute. Il est plus simple de diaboliser Moscou, de faire passer son président pour un marionnettiste démoniaque, alors que nos sanctions renforcées et notre ostracisme lui font perdre chaque jour sa capacité à maintenir l’équilibre fragile entre conservateurs et libéraux. Comme en Iran, les franges les plus dures du régime se crispent face à l’agression extérieure. La construction de l’ennemi bat son plein et l’on s’en réjouit à l’Otan, au Pentagone, à la CIA, et peut-être jusque dans les États-majors français et les allées du pouvoir. C’est évidemment plus simple que de regarder en face l’axe Moscou-Pékin qui se consolide à l’instar de celui qui lie chaque jour davantage, pour le meilleur et le pire, Moscou, Ankara, Téhéran et… Pékin toujours. Le bellicisme de l’entourage présidentiel américain, qui fait vraiment tout pour pousser Téhéran à la faute, jusqu’à monter des provocations grossières dans le golfe d’Oman, a un effet coagulant inquiétant.
Et dans ce jeu dangereux et infantile, la France ne saisit toujours pas sa chance. Elle rate une fois encore son destin et préfère ne servir à rien, suivre la pente douce du pire, se rallier à l’injustice et à la bêtise générale. Pour quels bénéfices ? Par peur de quelles menaces ? En vertu de quelle analyse de ses intérêts nationaux ? Mystère et boule de gomme ! Le 75e anniversaire du Débarquement était pourtant l’occasion rêvée de voir un peu loin, de compter au-delà de notre petite ombre, de faire autre chose que passer les plats. Il est désespérant de toujours choisir la mauvaise route.
Je ne veux pas finir de façon trop négative. On notera donc une faible convergence, probablement inconsciente, entre Paris et Moscou. Elle concerne l’actuelle crise dans le golfe Persique. Russie et France ont appelé au calme face à la montée des tensions dans le golfe d’Oman et le détroit d’Ormuz. Paris pourrait et devrait, là encore, se faire la médiatrice d’un apaisement entre Moscou, évidemment concernée par cette escalade, et Washington. Souhaitons que cette lucidité-là l’emporte enfin sur les réflexes délétères et anachroniques qui abîment notre influence. Ou ce qu’il en reste.
JALU
Florence de Changy