BILLET D’HUMEUR du 12/02/2019 par Jean-Philippe Duranthon*
Ce 6 février-là n’a pas donné lieu à des manifestations de rue (mais le samedi 2 et le samedi 9, si…). Mais il a connu deux décisions qui conduisent à se poser quelques questions sur la politique industrielle de l’Union européenne (si toutefois cette expression n’est pas un oxymore).
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Le 6 février dernier, la Commission européenne a bloqué la fusion entre Alstom et Siemens, souhaitée par les entreprises et leurs gouvernements. Le propos, ici, n’est pas de dire si la fusion de la branche transports d’Alstom avec Siemens et les modalités qui ont été retenues pour la réaliser sont, après la vente à l’américain GE de l’activité énergétique, la meilleure façon d’assurer la pérennité et l’avenir du « champion » qu’est, ou plutôt qu’était, Alstom. Il n’est pas non plus de commenter les nombreuses analyses et déclarations qui ont suivi cette décision, en particulier celles du ministre de l’Economie et des Finances français, qui a vivement critiqué la Commission.
Le propos est de s’interroger, à partir de ce cas (mais il aurait pu s’agir d’une affaire concernant un autre secteur), sur la façon dont la Commission aborde les questions industrielles et sur l’action qu’elle mène pour faire en sorte que l’Europe dispose de capacités industrielles lui permettant d’assurer son autonomie par rapport aux grandes puissances.
Dans le dossier Alstom/Siemens, la Commission a fait preuve d’une double myopie :
– une myopie spatiale en considérant que le seul marché pertinent au regard de la concurrence entre industriels est le marché européen. Comme si les marchés américain et asiatique étaient négligeables ; comme si les entreprises ne devaient pas conquérir le marché le plus vaste possible pour amortir leurs coûts de développement sur un nombre maximal de produits ; comme si l’Europe était seule au monde ;
– une myopie temporelle en estimant qu’elle devait se fonder uniquement sur la situation présente et ne pas prendre en compte ses évolutions prévisibles. Comme s’il ne fallait pas, au contraire, chercher à préparer le futur ; comme si l’appareil productif et l’organisation sociale pouvaient être ajustés en temps réel ; comme si les Etats devaient se plier à la dictature du court terme.
La décision de la Commission soulève plusieurs questions :
– la concurrence est indubitablement le meilleur moyen d’assurer l’adaptation aux besoins, la qualité et l’efficience des produits et des services. Mais aussi, de toute évidence, le droit du Marché unique européen a besoin d’être revu et adapté à la réalité présente. Il est indispensable d’initier rapidement un travail sur ce sujet ;
– la menace principale, pour Alstom comme pour Siemens, est chinoise et s’appelle CRRC. A l’heure où la Chine redonne à ses entreprises d’Etat un rôle essentiel pour assurer son développement économique et conquérir des marchés extérieurs, on peut s’interroger sur le respect des engagements que la Chine a pris lorsqu’elle a intégré l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). La fermeture du marché chinois à de nombreux produits étrangers, l’impossibilité pour des entreprises étrangères de prendre le contrôle d’entreprises chinoises (la seule possibilité étant de participer à des joint ventures à hauteur de 49 % maximum), la persistance d’importantes subventions d’Etat, en particulier, interrogent ;
– une politique industrielle ne saurait se limiter à une politique de la concurrence et au nécessaire respect des droits des consommateurs. Les nouvelles générations de produits exigent des développements extrêmement coûteux, que les entreprises peinent la plupart du temps à financer sans l’aide des Etats (sauf peut-être les GAFA – encore que…). Les Etats-Unis et la Chine se sont, selon des modalités différentes, organisés en conséquence, l’Europe non. Certes, celle-ci a mis en place et finance des programmes de recherche ; mais la complexité de leurs règles de gestion, la multiplicité des objectifs qu’ils doivent satisfaire (contribution au développement des régions moins avancées économiquement ou à la politique environnementale, etc), pour légitimes que soient ces objectifs, ne facilitent pas l’efficience et la rapidité des initiatives.
L’échec de la fusion Alstom/Siemens doit donc conduire à ouvrir plusieurs chantiers.
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Une autre décision à grande portée industrielle a été annoncée le 6 février dernier : ce jour-là, en effet, les ministres de la Défense de France et d’Allemagne ont annoncé la conclusion d’un marché d’étude avec Dassault Aviation et Airbus, complété par un accord industriel entre les motoristes Safran et MTU, pour concevoir et construire le « système de combat aérien du futur » (SCAF). Remarquons tout d’abord que, quand il s’agit de questions militaires, l’on néglige les instances européennes et l’on préfère le bon vieux dialogue entre Etats souverains. Notons aussi qu’on ne cherche pas à fusionner les entreprises mais à les faire travailler sur un projet – majeur – commun.
L’on ne peut, bien sûr, que se réjouir de voir les deux principaux pays de l’Union (faisons comme si le Royaume-Uni n’en faisait déjà plus partie) travailler ensemble pour conjuguer leurs forces et éviter l’éparpillement de leurs crédits d’étude.
Soyons cependant attentifs à l’équilibre industriel sur lequel sera fondée la coopération qui s’engage et au risque de contradiction entre une volonté politique légitime consistant à placer l’Allemagne et la France sur un pied d’égalité et une réalité industrielle qui montre, dans ce domaines, une prédominance réelle de notre pays :
– dans le domaine des cellules, les deux pays contrôlent à parts égales Airbus mais l’homologue de Dassault Aviation n’existe pas en Allemagne ;
– dans le domaine des moteurs, le français Safran est un motoriste complet, capable de développer seul des moteurs civils et militaires et associé à GE dans le cadre de CFM International qui est le premier motoriste au monde. L’allemand MTU, pour sa part, n’est pas un motoriste complet et autonome, il joue plutôt le rôle de sous-traitant majeur ;
– dans le domaine des systèmes, le français Thales n’a pas d’équivalent en Allemagne.
Ne va-t-on pas, si l’on privilégie l’objectif politique d’une coopération équilibrée entre les deux pays, permettre à l’industrie aéronautique allemande de se porter au niveau de l’industrie aéronautique française, alors que celle-ci est aujourd’hui beaucoup plus complète ? Ne risque-t-on pas de devoir accepter une domination allemande sur Airbus pour faire pièce à Dassault Aviation ? Ne risque-t-on pas de transformer MTU en « vrai » motoriste, alors qu’il en existe déjà deux majeurs en Europe, Safran et Rolls-Royce ? Quelles contreparties les Allemands vont-ils demander à l’insertion de Thales dans l’ensemble ?
Le risque est d’autant plus fort que l’Etat allemand, grâce à la politique budgétaire qu’il a su mener depuis de nombreuses années, dispose de moyens financiers que la France sera en peine de mobiliser. Ne risque-t-on pas de devoir accepter un deal du même type que celui qui a fondé EADS, l’écart initial entre les forces industrielles étant compensé par un engagement financier plus important pour aboutir à une égalité de droits et de pouvoirs ?
Le propos, ici, n’est pas de contester une coopération qui est à la fois naturelle compte tenu de l’entente franco-allemande, constante depuis de nombreuses années par-delà les vicissitudes politiques dans les deux pays, et indispensable pour ne pas éparpiller les moyens industriels et financiers dont les deux pays disposent. Il est seulement de montrer les enjeux auxquels il faut réfléchir et la nécessité d’être très vigilant.
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« Le pape, combien de divisions ? ». Même si certains l’oublient parfois, l’Histoire montre régulièrement que le pouvoir d’influence n’est pas que militaire. L’Europe ne conservera son autonomie et son influence que si elle continue à disposer d’une économie, et en particulier d’une industrie, saine et suffisamment puissante. Puissent les décisions du 6 février le rappeler à tous.
* Jean-Philippe est membre fondateur de Geopragma.
Alain RAYNAUD