Billet du lundi 06/04/2020 par Christopher Coonen*
La pandémie du COVID-19 sera passée par là. Déstabilisant la planète entière. Une relation transitive : crise sanitaire = crise économique = crise géopolitique. Car la géopolitique n’a jamais été autant empreinte d’enjeux économiques, et nous l’apprenons en Occident, d’enjeux sanitaires également. De nouveaux contours se dessinent et ils auront une portée stratégique et pratique pour des décennies à venir. Comme lors de la Grande Dépression de 1929, la gouvernance et l’économie mondiale cette fois-ci seront appelées à édicter un nouvel ordre, un « New Deal » pour rebattre les cartes. Voici les quatre changements majeurs à venir :
Puissance et gouvernance mondiale
La Chine prendra l’ascendant vis-à-vis des Etats-Unis. Le président Trump s’étant affranchi de multiples traités internationaux, de l’Accord sur le nucléaire iranien en passant par le gel des instances de l’Organisation Mondiale du Commerce et le traité ABM avec la Russie, a placé son pays avant même la pandémie dans une impasse. L’impact économique sera global et profond, touchant une multitude de grandes entreprises et leurs sous-traitants PME, dévalorisant les cottes boursières, et plongeant des dizaines de millions de personnes dans un chômage et une détresse sociale qui dureront au moins jusqu’à fin 2020.
Les Etats-Unis ont enregistré en deux semaines 10 millions de chômeurs, et bon nombre d’économistes prédisent qu’in fine, ils seront presque 50 millions, soit 32% de la population active.
Par comparaison, la Grande Dépression de 1929 avait engendré 25% de chômeurs outre-Atlantique…L’état de l’économie américaine va empirer à tel point qu’il peut désormais mettre en danger la réélection de son Président, pourtant quasiment assurée il y encore quelques semaines.
La Chine, « Ground Zero » de la pandémie, se relève progressivement de sa maladie : les usines recommencent à tourner et sont plus que jamais au centre du jeu, abreuvant le reste du monde de leurs masques et ventilateurs. Elle va donc occuper le terrain de plus en plus, reléguant son rival américain au deuxième rôle. Et elle continuera de pousser ses pions via les Routes de la Soie qui seront de surcroît monnayées avec le Yuan convertible, détrônant progressivement mais sûrement le dollar.
Sur le plan géopolitique, Xi Jinping deviendra le nouvel arbitre, prônant une politique de multilatéralisme et de coopération mondiale, ne serait-ce que pour endiguer une fois pour toutes son rival américain, y compris dans un discrédit politique et moral croissant à l’heure où le monde entier souffre et appelle à la solidarité internationale et à la prise de conscience sur le lien entre destruction environnementale et vulnérabilité humaine, alors que de nouveaux foyers de la pandémie s’annoncent en Afrique et en Amérique Latine.
Le pétrole sera au centre de cette rivalité : les Etats-Unis jusqu’alors premier producteur mondial, et la Chine premier importateur, verront leurs destins changer de main. Avec un cours du baril à $30, en chute de 50% depuis un mois, le modèle économique du pétrole de schiste américain est à terre. Même si la Russie et l’Arabie Saoudite s’accordent sur des niveaux de production, avec 20 millions de barils/jour de production et 4 millions de barils/jour non-écoulés, nous aurons épuisé d’ici un mois les capacités de stockage terrestre et flottant. Donc la pression sur les prix s’accentuera, renforçant la position financière et d’arbitre de l’Empire du Milieu.
Le retrait déjà amorcé par les Etats-Unis au Moyen-Orient, au vu de sa conjoncture économique à venir, renforcera mathématiquement la position de la Russie. Rassérénée sur sa domination économique, la Chine deviendra la première puissance mondiale, détrônant les Etats-Unis qui auront été l’empire d’un siècle, empire « éphémère » comme d’autres.
L’étiolement de l’Europe
Depuis le début de la crise, l’Union européenne a manqué quasiment tous ses rendez-vous. Aucune réponse concertée sur le plan sanitaire : tous les pays ont pratiqué des stratégies d’endiguement différentes et ont « joué perso » sur l’approvisionnement en masques, blouses, et médicaments, mis à part l’Allemagne, la Suisse, le Luxembourg, et l’Autriche qui ont accueilli des malades français en réanimation. La BCE n’a d’abord déclaré aucunes mesures susceptibles de rassurer les gouvernements et les marchés, avant de provisionner, sous le feu des critiques, 100 milliards d’euros pour soutenir les entreprises. L’attitude mesquine des Pays-Bas et de l’Allemagne à l’encontre des pays du sud sur une mutualisation des dettes ou des taux d’intérêt a jeté un froid sur une coordination forte pour sortir économiquement de la crise. Le sacro-saint « 3% de la dette du PIB » a déjà volé en éclats. Cette libération verra les budgets des Etats s’envoler pour financer leurs mesures. L’Allemagne, seule, reste dans la modération de ce recours à la dette, tandis que les autres pays dont le nôtre vont poursuivre leur intempérance budgétaire avec pour une fois une bonne excuse.
L’avenir de l’euro est de fait en doute ; il est peu probable que cette crise le remettra en question, mais ce qui était impensable même pendant la crise financière de 2008 devient une possibilité. Le « Green Deal » passera à la trappe. Le manque de leadership est toujours aussi flagrant, et nous serons les simples spectateurs-proies des jeux dans l’arène sino-américaine. Face à ces manquements, les réflexes des Etats reviendront au niveau national afin d’assoir leur souveraineté.
Une souveraineté retrouvée
Dans toute crise, aussi pénible ou terrible soit-elle, les opportunités pointent. La France – comme les autres pays européens — doit retrouver ses esprits et renforcer sa souveraineté sur quatre plans majeurs :
- 1. Sanitaire : une production locale d’équipements médicaux et de médicaments. De l’innovation autour de vaccins et de nouveaux traitements hors directives européennes ainsi que des budgets augmentés pour la santé et les hôpitaux.
- 2. Agricole : consommation en circuits courts avec des « drives » complétant les marchés et autres canaux de distribution tels que nous les avons connus. Les traités de libre-échange avec le Canada et le Mercosul seront remis en cause.
- 3. Économique : nationalisations complètes ou partielles, et relocalisations, dans les domaines stratégiques de la santé, des transports aériens, de l’automobile, des machines-outils, de l’hôtellerie, de l’électronique, …
- 4. Militaire : augmentation sensible du budget de la Défense afin d’avoir une force de projection et de protection adaptée à la gravité des enjeux sécuritaires, y compris dans l’appui aux crises sanitaires ou catastrophes naturelles. Initiative d’une émancipation européenne de la soumission otanienne soutien actif aux coopérations industrielles de Défense
Le Numérique : Peine perdue
Malgré tous ces efforts pour reprendre leurs destinées en main, les Etats de l’UE ne réussiront pas à briser la domination numérique B2C et B2B des USA et de la Chine, à laquelle viendront s’ajouter des applications et des algorithmes pour faciliter les périodes de déconfinement et pour renforcer le contrôle social des Etats dans « l’après » : tracking, immunisations, planification logistique de matériel médical, … C’est le « New Deal » du siècle à venir. Dans ce domaine aussi, la France a sa carte à jouer pour se renforcer stratégiquement. Cela requiert une vision, une volonté, une planification et une mise en œuvre ambitieuses sans retombée politique pour ceux qui en prendront la charge, mais au service de l’intérêt national de long terme de notre pays.
*Christophe Coonen, Secrétaire général de Geopragma