Billet du Lundi de Pierre de Lauzun, membre du Conseil d’Administration de Géopragma.
Les événements d’Ukraine mettent en évidence une fois de plus une conséquence inattendue ou peu soulignée des conflits majeurs à l’époque moderne : la redéfinition ou même la définition d’un fait national.
Dans les systèmes politiques traditionnels ou dans les empires, le fait national n’est pas vital pour la définition du régime politique, même s’il y est plus ou moins latent. En revanche, lorsque ces systèmes évoluent dans un sens plus ‘démocratique’ il devient un enjeu important. On en a eu un exemple spectaculaire en Yougoslavie, où le système titiste, qui restait une autocratie communiste, reconnaissait certes la diversité des peuples composant le pays, mais ce n’était pas ce qui formait la base du régime. Quand il a éclaté, non seulement les différentes composantes ont pris leur indépendance, mais le rôle désormais stratégique du facteur national a conduit à des opérations souvent cruelles de séparation, les minorités ethniques qui cohabitaient auparavant avec la majorité locale étant sommées de partir ou de se soumettre : c’est ce qu’on a appelé non sans un certain cynisme le nettoyage ethnique. Il s’est d’ailleurs fait surtout au détriment des Serbes – dont les propres essais de « nettoyage » en Bosnie ont scandalisé à juste titre, mais plus que les mouvements en sens inverse, pourtant tout aussi réels.
Dans d’autres cas, la situation était beaucoup plus floue et indéterminée. Les modalités de dissolution de l’ex-URSS ont été dans un premier temps non-violentes. Mais ce qui paraît sous cet angle a priori préférable a aussi pour conséquence de laisser l’indétermination durer plus longtemps. D’un côté, la Russie restait dans une position floue entre l’héritage de l’empire, soviétique et auparavant tsariste, et un avenir possible de nation comme les autres, à base ethnoculturelle sinon homogène, du moins à identité dominante claire. D’un autre côté, l’Ukraine restait dans un entre-deux, s’étalant d’un Ouest de tradition occidentale mais minoritaire et partisan d’une nationalisme purement ukrainien, à un Est s’identifiant comme ethniquement russe, et avec un grand centre entre les deux, plutôt ukrainien dans sa perception de soi, mais dont la culture était largement russe et qui utilisait plus le russe que l’ukrainien dans la plupart de ses manifestations publiques : c’était d’ailleurs le cas du Pdt Zelenski, russophone pour l’essentiel avant les événements récents, notamment dans sa carrière ‘artistique’.
Certes, on avait eu auparavant des signes réguliers dans l’histoire de la présence d’éléments nationaux ukrainiens : la langue, la spécificité culturelle et sociologique, des révoltes, la réaction à des persécutions russes comme sous Staline, ou les événements ambigus de la seconde guerre mondiale. Mais d’une part, pendant le gros de l’histoire (hors extrême Ouest), le pays était inclus dans l’empire russe ou l’URSS ; et d’autre part la culture était très largement imprégnée de Russie. La littérature était bien plus russe qu’ukrainienne. De nombreux Ukrainiens ont fait tranquillement carrière dans l’empire, tsariste ou soviétique ; et nombreux sont les gens qui en Russie ont une ascendance ou une famille ukrainienne.
Nous n’allons pas évoquer ici les causes et modalités du conflit en cours : mais souligner sa conséquence la plus directe : le précipité national en Ukraine, au sens chimique du terme. Quelle que soit l’issue militaire du conflit, du moins parmi les hypothèses plausibles, on aura au bout du compte l’équivalent du ‘nettoyage ethnique’ à la yougoslave : une partie restera à la Russie et sera russe ; et une autre partie, majoritaire, sera ukrainienne et seulement cela.
D’où ce paradoxe apparent : l’action de V. Poutine aura été, très involontairement, une contribution majeure à la constitution d’une nation ukrainienne à identité tranchée, largement épurée de toute influence russe. Il est en effet d’ores et déjà pratiquement acquis que, quelles que soit les péripéties, on aura une nation ukrainienne qui non seulement ne parlera qu’ukrainien et ne se sentira que telle, percevant probablement sa personnalité comme occidentale, mais aura éradiqué autant que possible de sa mémoire les éléments russes. Concrètement, on n’étudiera plus le russe dans les écoles que comme langue étrangère et si on lit de la littérature, ce sera en ukrainien ou par des traductions d’œuvres occidentales. Un bouleversement profond, qui évoque par certains côtés la rupture organisée par Atatürk par rapport à la culture ottomane, dans la même volonté d’affirmation d’un nationalisme nouveau. Et donc ce qui se passe sous nos yeux est en un sens le processus d’émergence d’une nation en train de se constituer comme telle, du moins dans la présentation consciente qu’elle aura d’elle-même, y compris ce qu’on appelle par ailleurs son « roman national ».
Après tout, dans un autre contexte, le geste d’Hitler annexant une Autriche dont l’identité nationale était rien moins qu’assurée, a abouti lui aussi en dernière analyse à cristalliser une identité nationale autrichienne distincte de l’allemande, qui n’était nullement évidente avant 1918. Seule différence, importante : l’Autriche reste germanophone et sa culture reste largement commune avec l’allemande.
Bien sûr, ce résultat ne sera pas uniquement le fait des décisions de V. Poutine, tant s’en faut : le rôle du côté ukrainien aura évidemment été décisif aussi, notamment avec Maidan et depuis. Mais sans les gestes radicaux du dirigeant russe, le précipité national ukrainien serait sans doute resté plus limité et plus ambigu. Si donc la Russie pourra peut-être récupérer des tranches appréciables de territoires sur la base de ceux actuellement occupés et les assimiler, d’une part cela restera quelque peu en deçà de la zone antérieurement plutôt russophone (Odessa en est un bon exemple), et d’autre part elle perdra ce faisant l’âme de tout le reste, qui lui sera devenu étranger et orienté vers l’Ouest. Indépendamment donc de toute considération morale ou normative ainsi que de la dimension internationale, on peut donc s’interroger sur le résultat local du point de vue russe : il n’est pas évident qu’au final tout cela ait été une très bonne opération pour la Russie, dans la perspective qui était la sienne.
Cela dit, du point de vue du fait national, on peut prendre une autre approche : contrairement à ce que pensent une majorité d’observateurs, non seulement ce sera à terme une étape dans l’émergence d’une nation ukrainienne aux contours tranchés, mais cela peut éventuellement conduire à un fait analogue pour la Russie elle-même, devenant plus nettement nationale russe, et moins impériale au sens propre du terme. D’autant plus que l’empire dépasse manifestement ses moyens. Ce qui ne veut pas dire un pays sans ambition de puissance, ou devenant secondaire sur la scène internationale ; mais ce sera alors d’une façon différente du passé. Américains et Chinois par exemple ont sous différentes formes une volonté de puissance claire, mais les deux pays sont fondés sur une nation relativement homogène, du moins dans sa grande majorité, et ne visent pas la construction d’un véritable empire pluriethnique au-delà de leurs frontières. L’empire russe puis l’URSS étaient eux clairement et massivement pluriethniques et assumés comme tels, même s’ils était construits autour du peuple russe. On peut imaginer qu’une fois intégrée la déchirure en cours, ce sera beaucoup moins le cas à l’avenir de la Russie, quel que soit son régime.
thierry bruno
Clerc