Billet du lundi 31 janvier par Patricia Lalonde, présidente de Geopragma et ancienne parlementaire européenne.
Pour qui a passé quelque temps au Parlement Européen, à la commission des Affaires étrangères (AFET), il est facile de se rendre compte à quel point « l’ennemi russe » accapare toute analyse géopolitique, toute discussion ou encore plane sur toute résolution émanant de cette commission très prisée.
L’Ogre russe est partout ! Il interfère dans nos élections, se met en travers de nos plans de déstabilisation du Moyen Orient, permet à Donald Trump de gagner les élections (peu importe si l’enquête du juge Mueller a nié toute ingérence russe), empoisonne évidemment ses opposants à Londres et ailleurs, et continue à mettre des bâtons dans les roues de notre « Partenariat Oriental ».
Les députés en AFET sont très occupés.
Que la Russie ne soit pas toute blanche, certes, cependant la russophobie de principe oriente toute décision de la commission AFET du Parlement européen et des sous commissions de la défense et des droits de l’homme.
L’Arabie Saoudite est quant à elle considérée comme « l’alliée » ; peu importe que la guerre qu’elle mène au Yémen avec le soutien des États-Unis, de la Grande Bretagne et de la France depuis sept ans soit responsable de la plus grave crise humanitaire depuis longtemps et qu’elle soit en train de déstabiliser les pays du Golfe, elle demeure néanmoins l’alliée intouchable.
Alors évidemment, le dépeçage de Jamal Khashoggi dans l’ambassade d’Arabie Saoudite à Istanbul, très probablement commis par les hommes de Mohamed Ben Salman, cela fait mauvais genre !
Mais comme il est difficile d’y voir la patte de « l’ennemi russe », une résolution sans aucune conséquence, condamnant le royaume wahhabite et appelant à l’arrêt des ventes d’armes à l’Arabie Saoudite est votée par la sous-commission aux Droits de l’Homme. Autant dire qu’elle ne sera jamais appliquée : les armes vendues à l’Arabie Saoudite par la France, l’Angleterre et les États-Unis continuent à tuer les civils au Yémen.
Il faut dire que ces commissions sont bien encadrées afin d’éviter tout dérapage. Les pays du bloc de l’Est, Lituanie, Estonie, Slovaquie, Hongrie occupent les vice-présidences, quand ce n’est pas la présidence comme ce fut le cas dans la législature précédente pour la Pologne à la commission défense. Quant à sa présidente française actuelle, elle campe sur les mêmes positions que sa prédécesseur et s’acharne à tweeter contre ceux qui osent parler dialogue avec la Russie.
S’il est facile de comprendre la méfiance de ces pays envers leur ancien occupant, il n’est pas normal que la politique étrangère de l’Europe soit entièrement soumise au diktat des pays baltes et des pays du groupe de Visegrad, largement entretenu par la volonté des Américains d’étendre l’OTAN aux portes de la Russie.
Ainsi l’Europe a pris le risque d’être marginalisée dans le nouveau rapport de force qui est en train de s’instaurer depuis que s’est ouvert le dialogue américano-russe sur la sécurité de notre continent, alors même que les États-Unis cherchent à entamer un repli stratégique, n’hésitant pas à ignorer l’avis de ses alliés, comme ce fut le cas lors du départ catastrophique d’Afghanistan. Elle pourrait même éclater si certains de ses membres cherchent par tous les moyens à pousser l’allié américain à entrer en guerre avec la Russie sous prétexte qu’elle serait prête à envahir l’Ukraine, ce que Moscou dément formellement. Au reste, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres a dit qu’il ne croyait pas à une invasion de l’Ukraine part la Russie. Le président américain, après avoir expliqué qu’il ne fera pas la guerre pour l’Ukraine, semble durcir sa position en agitant la menace de terribles sanctions.
En Europe, le commandant de la marine allemande déclara que « penser que les Russes allaient envahir l’Ukraine était une ineptie » et que « Poutine attendait d’être respecté » : il fut contraint de démissionner. Sa ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, au moment où Nord Stream 2 s’achève, liant l’Allemagne à la Russie, hésita sur l’attitude à avoir, ce qui poussa les Américains à réagir et à faire pression pour que l’Allemagne renonce au gaz russe. Joe Biden recevra le chancelier Scholz début février afin de s’assurer que le message soit bien passé. Preuve supplémentaire de la soumission de l’Europe aux Américains, et de la division des Européens.
Quant à Joseph Borrell, le haut représentant aux Affaires étrangères de l’Union européenne, il tente de minimiser le danger après l’escalade de Washington et de Londres qui tous deux ordonnent aux familles de leurs diplomates de quitter le territoire ukrainien.
La France quant à elle, a pris l’initiative de faire revivre les pourparlers de Minsk entre les quatre pays du format Normandie : Russie, Ukraine, Allemagne et France invitant les conseillers diplomatiques à s’engager sur la voie de la désescalade.
Les Américains, dans leur réponse écrite aux demandes russes, ont soigneusement fait l’impasse sur l’essentiel : l’engagement que l’Ukraine et les pays de l’Est ne rentrent pas dans l’OTAN, véritable ligne rouge pour Moscou.
Seule la Lituanie et certains pays de l’Est, appuyés par l’Angleterre de Boris Johnson qui accuse Moscou de vouloir mettre un pro russe à la tête de l’Ukraine, cherchent la déstabilisation en poursuivant l’agenda d’une possible intégration de l’Ukraine à l’OTAN.
Il est vrai que les canons prennent position ; des troupes russes sont massées aux frontières de l’Ukraine, des armes sont envoyées dans le Donbass et à Kiev, huit mille cinq cents soldats américains sont en état d’alerte, prêts à intervenir, et même la France qui prêche la désescalade envoie, dans un « en même temps » auquel nous sommes habitués, des troupes en Roumanie. A ce stade, la moindre étincelle, possiblement due à une opération « sous faux drapeau », risque de provoquer l’embrasement. L’Europe garantit la paix depuis 60 ans, nous répète-t-on, mais depuis qu’elle est élargie et sous domination américaine, elle pourrait bien devenir celle qui met le feu aux poudres.
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F. Manso
Olivier Duroc