Article rédigé par Renaud Girard, membre du Comité d’orientation stratégique de Geopragma.
Le 29 mars 2022, de très sérieux pourparlers de paix ont eu lieu à Istanbul, dans le palais ottoman de Dolmabahce, entre belligérants russes et ukrainiens. Ils ont été ouverts par le président turc en personne. Le discours d’ouverture de Recep Tayyip Erdogan a été applaudi par les deux délégations, qui se trouvaient face à face, le long d’une vaste table rectangulaire. Naguère fustigé pour son dangereux activisme néo-ottoman dans le monde arabo-musulman, l’autocrate turc est devenu aux yeux du monde entier un faiseur de paix.
Les discussions d’Istanbul, faites au niveau des conseillers des présidents en guerre, n’ont évidemment pas tout réglé. Mais elles ont permis d’avancer sur l’hypothèse d’une neutralité future de l’Ukraine et elles ont vu la délégation russe annoncer la « réduction de son activité militaire en direction de Kiev » – ce qui a été fait.
Peu importe que la Russie ait voulu faire passer un fiasco militaire pour une concession diplomatique. L’important est que la capitale ukrainienne puisse désormais respirer et que le Kremlin ait abandonné son projet de changement de régime en Ukraine, qu’il qualifiait du curieux mot de « dénazification ». Il semble que le plan de guerre russe se concentre désormais sur l’est du pays, et qu’il se résume à prendre à revers la ligne Maginot ukrainienne bâtie depuis 2015 face aux territoires sécessionnistes du Donbass. Après les pertes qu’ils ont subies, on ne voit pas les Russes renoncer à améliorer la sécurité future des deux républiques autoproclamées dont ils ont reconnu l’indépendance, ni abandonner leurs maigres conquêtes territoriales, à savoir la ville de Kherson (qui garantit l’approvisionnement en eau de la Crimée) et le port de Marioupol (qui fera de la Mer d’Azov un lac russe).
Si un jour les présidents ukrainien et russe devaient se parler en tête à tête (comme l’a demandé le président Zélensky) ce serait très probablement quelque part sur le territoire turc. C’est, pour Erdogan, un indéniable succès diplomatique.
Lorsque les chars russes pénétrèrent en Ukraine le 24 février 2022, qui aurait pu deviner que la Turquie allait devenir la principale conciliatrice dans cette guerre fratricide entre slaves orthodoxes ? Personne.
La Turquie a décroché le rôle parce qu’elle est appréciée des deux belligérants à la fois, mais aussi parce qu’elle a réussi un remarquable recentrage diplomatique depuis l’été 2020.
La Turquie est appréciée des Ukrainiens, non seulement parce qu’elle a qualifié l’agression militaire russe d’« inacceptable », mais aussi parce qu’elle leur a livré, bien avant le début du conflit, des Bayraktar TB-2. Ces drones armés, conçus par le gendre du président Erdogan, se sont montrés d’une efficacité redoutable dans la guerre gagnée par l’Azerbaïdjan contre les Arméniens, en septembre 2020, au Haut-Karabagh. Avec les missiles antichars américains Javelin, ils ont fait des ravages sur les colonnes blindées de l’envahisseur russe.
Mais Erdogan a également réussi à maintenir de bonnes relations avec Poutine, en refusant de s’associer aux sanctions européennes et américaines contre la Russie. Turkish Airlines est la seule compagnie d’aviation de la zone Otan à se rendre encore à Moscou. C’est la raison pour laquelle Erdogan a été entendu par Poutine lorsqu’il l’a appelé, le 27 mars 2022, pour lui proposer une médiation turque.
Les deux leaders, qui partagent la même aversion pour les droits de l’homme à l’occidentale, entretiennent des relations parfois houleuses. Ils se sont opposés, par milices locales interposées, en Syrie et en Libye. Mais ils s’entendent bien à un niveau personnel, depuis que Poutine a averti Erdogan, en juillet 2016, qu’un complot militaire se tramait contre lui en Turquie.
Il est frappant de constater que les deux autocrates ont suivi, depuis un an, des voies divergentes. Poutine s’est radicalisé et bunkérisé. Erdogan s’est recentré et ouvert sur le monde.
Les succès turcs en Libye et la victoire turco-azerbaïdjanaise de septembre 2020 contre les Arméniens du Haut-Karabagh n’ont pas rendu ivre le président turc. Il a engrangé ses succès puis a examiné froidement ses échecs diplomatiques passés lorsqu’il prétendit, au début des printemps arabes de 2011, rassembler sous son étendard l’ensemble du monde arabo-musulman en révolution. Il a su calmer son hubris. Il s’est réconcilié avec les Egyptiens et les Emiratis, qui sont pourtant les arabes qui combattent les plus férocement les Frères Musulmans. Il s’est réconcilié avec Israël, recevant en grande pompe à Ankara le président israélien Isaac Herzog le 9 mars 2022.
Les pharisiens de la géopolitique se demanderont si le nouvel Erdogan est sincère ou seulement habile. Peu importe. Ce qui compte vraiment est que la Turquie préfère désormais faire la paix à faire la guerre.