Billet du lundi du 3 mai 2021 par Christopher Coonen, Secrétaire général de Geopragma.
Il semble opportun, au moment où l’humanité célèbre le soixantième anniversaire du premier homme Yuri Gagarine à voyager dans l’espace, le lancement réussi de la fusée Space X pour transporter quatre astronautes à la Station spatiale internationale (ISS) et en ramener quatre autres hier via le module Space X, de se pencher sur ce phénomène qu’est le New Space. Même si en apparence c’est un contraste avec le Old Space, dominé alors par les superpuissances géostratégiques et militaires concurrentes qu’étaient les Etats-Unis et l’URSS, il révèle en fait l’émergence fracassante du New Space ; et il convient sans doute de non pas parler d’un New Space mais des New Space. En réalité, il s’agit de plusieurs phénomènes qui se conjuguent et concourent à une dynamique globale.
Qu’est-ce que le New Space ? C’est la transformation du Old Space en New Space autour de quatre axes majeurs : l’ouverture de l’espace à de nouveaux acteurs essentiellement privés, à de nouveaux pays, à de nouveaux champs d’application y compris militaires, et afin de poursuivre de nouveaux objectifs y compris financiers. Le Old Space, c’est l’industrie spatiale telle qu’on la concevait il y a quelques années encore : les acteurs étaient avant tout des monopoles d’Etat, les objectifs étaient pour l’essentiel des objectifs politiques et stratégiques avec un lien très étroit entre les enjeux militaires nationaux et les aspects scientifiques des missions spatiales. Ils étaient cantonnés à des tâches d’observation de la Terre, d’étude de l’univers, d’exploration, de démonstration de technologie et d’une activité humaine en orbite basse. Et la maîtrise des coûts et la profitabilité n’étaient pas du tout une priorité.
Les nouveaux acteurs sont des milliers d’entreprises, pour le moment américaines pour la plupart, qui visent à conquérir l’espace. Cela se traduit dans les faits par la privatisation de l’accès à l’espace et à l’arrivée dans l’économie spatiale d’acteurs de la Silicon Valley et des GAFAM. Ces nouveaux entrants dans un secteur d’activité qui était jusqu’alors réservé aux Etats et Institutions publiques font bénéficier au spatial traditionnel des innovations et des technologies issues d’autres domaines comme celles du numérique ou de la Big Data. Jeff Bezos (fondateur de Blue Origin et patron d’Amazon) voit son rôle comme bâtisseur d’infrastructures spatiales afin que « la prochaine génération puisse bénéficier d’un environnement entrepreneurial dynamique dans le domaine spatial. »
Les partenariats public-privé se multiplient également : l’abandon de la navette spatiale américaine en 2011 a contraint la NASA à ouvrir le marché du ravitaillement de l’ISS au secteur privé avec Space X, car elle dépendait depuis lors de la fusée russe Soyouz pour transporter les astronautes américains jusqu’à la station orbitale. Space X n’est pas la première à avoir mis sur le marché un lanceur réutilisable (la navette spatiale américaine ayant cet honneur) ; toutefois, c’est effectivement la première société à avoir réussi à recycler un lanceur… et à réduire ainsi drastiquement les coûts (avec une réduction, semble-t-il, de près de 30% du coût habituel).
L’impact capital lié au New Space sont les réactions entraînées par l’irruption de ces start-ups et de ces nouveaux acteurs dans le domaine spatial. Cette irruption n’est pas sans lien avec la conception de la nouvelle fusée Ariane 6, plus économe, car se voyant légèrement bousculée, cet acteur traditionnel se voit contraint d’innover à son tour avec un lanceur réutilisable. Pour l’Europe, l’Agence Spatiale Européenne a démontré que l’on devait compter sur elle. ArianeSpace, fondée en 1980, est devenue non seulement le premier « opérateur de transport spatial privé » mais est restée leader du marché de façon incontestable jusque très récemment. Et elle a permis à un grand nombre de pays de lancer leur premier satellite de télécommunications.
Pour les pays en développement et en accélération, cette nouvelle ère est aussi une opportunité inédite dans l’histoire de la conquête spatiale. Le Japon a procédé avec succès au lancement de sondes lunaires et pour explorer aussi des astéroïdes. La Chine avec les missions lunaires Chang’e et son rover Lapin de Jade qui a pu parcourir la surface de la Lune, en a fait l’un des rares pays à avoir réussi un tel exploit. En outre il y a quelques jours, la Chine a réussi le lancement d’un des trois modules qui constitueront sa future station spatiale orbitant la Terre. Et elle vise elle aussi des missions sur Mars. L’Inde est également extrêmement dynamique : déploiement d’un orbiteur autour de la Lune, mise en orbite autour de Mars d’une sonde, et une autre mission lunaire comprenant un orbiteur, un atterrisseur et un rover.
Enfin, Israël procède régulièrement au lancement de satellites de basse orbite grâce à son lanceur Shavit.
La multiplication des acteurs étatiques et l’émergence d’acteurs privés ont abouti à la constitution de l’embryon de ce nouvel âge spatial.
À l’ère du New Space, ce n’est pas parce qu’une destination existe qu’elle est un objectif. Elle doit correspondre à des objectifs commerciaux, ce qui impose de réfléchir aux débouchés sur les marchés dès l’étude de chaque programme. Ce faisant, à la différence du Old Space, le New Space pense en premier lieu aux besoins du client et des utilisateurs de la donnée.
L’économie du New Space fait de la donnée spatiale un produit à forte valeur ajoutée. Pour rentabiliser les investissements consentis, elle doit être immédiatement disponible et utilisée pour une très grande variété d’applications et de services commerciaux, y compris dans des domaines jusqu’ici réservés aux acteurs gouvernementaux, tels que la recherche scientifique ou l’exploration spatiale.
L’un des catalyseurs essentiels pour le New Space repose sur la miniaturisation des satellites : les microsatellites et nanosatellites permettent à de nouveaux acteurs de « se payer » leur satellite, les coûts de lancement et de mise en orbite payés par les clients dépendant avant tout du poids de la charge utile à transporter. De plus petits satellites se traduisent par des satellites plus légers – ils ne se mesurent plus en tonnes et mètres mais en kilos et centimètres – et sont donc moins chers.
Cela permet également de transporter plus de satellites à la fois : ce seul mois de mars 2021, plus de 360 satellites ont été mis en orbite.
En d’autres termes, des dizaines de milliers de satellites, dont le lancement par grappes a déjà commencé, vont peupler l’espace. Ils seront d’ailleurs au cœur du projet Starlink qui vise à construire un réseau très puissant et global et qui rendra l’Internet accessible à des utilisateurs qui aujourd’hui n’y ont pas accès dans les contrées les plus reculées de notre planète.
Ce foisonnement d’innovation va entraîner la conception d’usines spatiales, le minage lunaire et d’astéroïdes, le tourisme spatial et suborbital, des stations spatiales privées, les missions d’exploration spatiale de « l’espace lointain », mais aussi des entreprises spécialisées dans l’information financière sur le marché spatial. On peut sans doute parier que cette nouvelle industrie pèsera des centaines de milliards de dollars d’ici quelques décennies …
De façon un peu plus nouvelle, l’Espace n’est plus seulement un vaste lieu où affirmer sa puissance symbolique ou militaire. C’est devenu un enjeu pour gagner de l’argent, ce qui implique une politique de réduction des coûts de l’accès à l’espace afin d’être compétitif. Cette réduction des coûts a pour conséquence un plus grand nombre d’acteurs pouvant se lancer dans l’exploitation commerciale de l’espace et de gagner ainsi des parts de marché, tout en suscitant une demande plus importante. Néanmoins, les Etats restent de très gros clients et ils soutiennent parfois avec énormément de fonds publics « leur » industrie spatiale – que serait Space X sans le financement de la NASA ? La prochaine étape sera l’essor de sociétés commerciales financées uniquement par des fonds privés. La structure du marché est donc appelée à évoluer encore, allant en grossissant si l’écosystème s’avère viable, et devenir autonome par rapport aux Etats au fur et à mesure de cette croissance.
Enfin, un autre champ d’application prioritaire est militaire, comme en témoigne la création par le président Trump du US Space Force, rejoint par la France avec le Commandement de l’espace basé à Toulouse. Le US Space Force constitue une nouvelle branche et sera composée de 16 000 militaires et civils déjà employés de l’US Air Force. Le secrétaire à la Défense américain a résumé l’enjeu ainsi : « L’US Space Force protégera les intérêts nationaux des Etats-Unis en se concentrant uniquement sur l’espace. Conformément à notre stratégie de défense nationale, l’US Space Force veillera à ce que nous soyons compétitifs, dissuasifs et gagnants en position de force, en protégeant notre mode de vie et notre sécurité nationale.“ Il est certain que d’autres puissances s’engageront dans cette voie, la Chine et la Russie étant les candidats les plus évidents. Même si cette évolution est sans doute inévitable, elle est inquiétante car le Traité de 1967 sur les principes régissant les activités des Etats en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, interdit le placement dans l’espace d’armes et prône donc des activités pacifiques. Mais ce traité important à sa signature parait totalement insuffisant à notre époque avec la multiplication des acteurs, le changement des intérêts et l’évolution des technologies spatiales. En effet, les missiles envoyés depuis la terre pour détruire des objets spatiaux sont hors du champ d’application de ce traité. De plus, ce traité ne fait pas mention des armes par destination ; en effet, n’importe quel satellite peut devenir une arme s’il est placé en orbite et envoyé sur un satellite ennemi. Il devient urgent donc de renégocier ce Traité d’une époque bien lointaine.
Avec le New Space, un foisonnement d’innovations sont donc à attendre dans les années à venir, mais aussi l’extension des rivalités géopolitiques terriennes à l’espace, notamment entre les Etats-Unis et la Chine. On ne peut que regretter que l’Europe, ayant abandonné ses programmes d’exploration humaine de l’espace, soit désormais reléguée au rang de partenaire junior.
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