Billet du lundi 20 septembre par Alexis Feertchak, membre du Conseil d’administration de Geopragma.
En mai 2018, lors d’une visite en Australie, Emmanuel Macron présente les contours de la stratégie indo-pacifique de la France. Il est alors question « d’espace inclusif et ouvert » et d’« Asie multipolaire ». Derrière le président de la République qui prononce son discours sur la base militaire de Garden Island, un hélicoptère d’attaque Tigre australien le regarde. Comme un sombre présage de l’avenir du partenariat stratégique passé entre Paris et Canberra dès 2012 : les Australiens ne sont pas satisfaits du félin à voilure tournante franco-allemand et ne se privent pas pour le répéter. Ses coûts d’exploitation seraient exorbitants, son taux de disponibilité faible. En janvier 2021, la nouvelle tombe : les Australiens remplaceront les Tigre par des Apache américains.
Huit mois plus tard, c’est le « contrat du siècle » qui prend l’eau. Et il y a de quoi être exaspéré ! En 2016, lors de sa signature, les Australiens cherchaient spécifiquement des sous-marins à propulsion conventionnelle : Naval Group l’a emporté en « conventionnalisant » sa nouvelle classe de sous-marins nucléaires d’attaque, dont l’unité de tête, le Suffren, est entrée cette année en service dans la Marine nationale. « Dénucléariser » un tel bâtiment n’est pas une tâche aisée. Que les Australiens se tournent quelques années plus tard vers des sous-marins nucléaires américano-britanniques est donc d’autant plus rageant. Que n’a-t-on pas commencé par la solution nucléaire, dès le départ ?
Certes, à ce jour, la France n’exporte pas de technologies nucléaires pour des usages militaires – le cas du Brésil est intéressant, Naval Group étant partenaire d’un projet de SNA, l’Avaro Alberto, mais pas pour la chaufferie conçue et fabriquée localement –, certes le contexte géopolitique a changé avec la montée en puissance de la Chine et la propulsion nucléaire reste toujours un « graal » en matière de discrétion et d’autonomie pour se projeter dans des zones océaniques et non plus seulement littorales, mais l’essentiel n’est pas là.
S’inscrivant dans une tradition gaullo-mitterrandienne ancienne, la France, tout en reprenant le terme d’Indo-Pacifique déjà utilisé par les Américains, a souhaité en donner une définition différente puisque multipolaire. Fidèle à son histoire, Paris n’a pas souhaité, en se projetant dans cette région qui est aujourd’hui le cœur potentiellement conflictuel du monde, participer à la recréation d’une logique de blocs entre les deux géants américain et chinois. Or, les Français, quand ils ont signé leur partenariat stratégique avec les Australiens en 2012, parlaient d’un « mariage de 50 ans ».
L’ambition était noble, mais elle se heurtait à une dynamique historique de long terme probablement plus puissante : la rivalité systémique entre les Etats-Unis et la Chine, qui est l’enjeu géostratégique numéro un du siècle commençant, était telle que Washington n’accepterait jamais que Canberra – le seul pays de la région faisant partie de l’anglosphère, avec la Nouvelle-Zélande – n’entrât pas tôt ou tard dans le bloc américain en cours de reconstruction. Dans la logique américaine d’endiguement de la Chine, l’Australie est une pièce incontournable. Certes, le pays entretient des liens économiques puissants avec la Chine, mais l’on ne pouvait pas pour autant imaginer que l’Australie demeurât longtemps dans une doctrine multipolaire de l’Indo-Pacifique. Une partie de la classe politique australienne a eu raison de considérer que le nouveau pacte de sécurité trilatéral AUKUS affaiblissait la souveraineté du pays, mais il est malgré tout logique étant donné l’ampleur du pivot américain vers l’Asie et contre la Chine.
Les futurs SNA australiens seront des « boîtes noires » en ce sens que seuls les Américains garderont la main sur les pièces les plus fondamentales des navires, à commencer par la technologie nucléaire. Les Britanniques connaissent déjà de longue date ce principe de souveraineté militaire limitée… Et cette dépendance ne fera que s’accroître à l’avenir au fur et à mesure que l’Australie réarmera et que la menace chinoise deviendra plus précise.
A cet égard, la France n’a-t-elle pas surestimé son envergure en croyant qu’elle pourrait maintenir l’Australie dans le giron de sa propre doctrine de l’Indo-Pacifique ? Pourquoi avoir choisi de s’appuyer autant sur un pays de l’anglosphère si susceptible de basculer dans le monde bipolaire des Etats-Unis ? La France ne se retrouve plus que sur un pied, avec l’Inde, son autre grand partenaire indo-pacifique. Et, pour le coup, l’on peut penser que ce choix fut heureux car, pour des raisons historiques, politiques et culturelles, il est hautement improbable que la « plus grande démocratie du monde » s’aligne sur les Etats-Unis. Elle cultivera au contraire son indépendance, en s’appuyant tantôt sur Moscou, tantôt sur Washington, et en développant une diplomatie régionale tous azimuts, mais sans montée aux extrêmes ostentatoire avec son voisin chinois. Cette réalité stratégique est pour le coup bien davantage compatible avec la vision indo-pacifique de la France qui doit désormais trouver de nouveaux partenaires.
Les intérêts industrialo-militaires de l’Inde et de la France peuvent d’ailleurs converger. New Delhi doit à la fois accélérer le renouvellement de sa flotte vieillissante de sous-marins conventionnels et lancer parallèlement la construction d’une sous-marinade nucléaire d’attaque. A ce jour, les Indiens louent un SNA russe de classe Akula (d’ailleurs revenu en Russie pour des problèmes techniques) et pourraient en louer un second. Mais voudront-ils s’appuyer sur les Russes pour leur futur sous-marin nucléaire made in India ? Les partenariats indo-russes en matière de défense sont nombreux (missile supersonique Brahmos, chasseurs Su-30 MKI par exemple), mais ont donné des résultats hétérogènes (abandon du chasseur FGFA dérivé du Su-57), pour des raisons partagées. Et plane sur ce type de coopérations le risque de sanctions américaines. Un autre choix serait justement de se tourner vers les Etats-Unis et le Royaume-Uni, mais l’Inde se retrouvera alors dans une dépendance absolue vis-à-vis de Washington, comme l’est aujourd’hui Londres et comme le sera demain Canberra. Comme partenaire possible, reste donc seulement la France si l’Inde veut se doter d’une sous-marinade nucléaire d’attaque. Il faudrait certes que Paris évolue sur sa doctrine de non-exportation des technologies nucléaires pour un usage militaire, mais le coup de poignard dans le dos américain en Australie pourrait les y pousser. Par ailleurs, les réacteurs français utilisent de l’uranium peu enrichi (contrairement aux réacteurs américains), ce qui limite le risque de prolifération (des pays comme l’Iran pourraient justifier l’enrichissement élevé de leur uranium dans le but de créer une propulsion nucléaire alors qu’un uranium hautement enrichi est compatible avec la fabrication d’une arme atomique). Cette perspective d’un partenariat franco-indien en matière de SNA n’est donc pas farfelue d’autant que Naval Group a déjà vendu des sous-marins conventionnels (des Scorpène) à l’Inde. Cette hypothèse a même été évoquée par la presse indienne. Ainsi, pouvait-on lire en mars dernier dans l’Hindustan Times : « Alors que l’Inde a un certain nombre d’options pour concevoir et développer conjointement les sous-marins avec des pays tels que la Russie, la France et les États-Unis (…), le partenaire préféré de l’Inde semble être Paris car il a déjà conçu la classe Kalvari de sous-marins d’attaque diesel pour la marine indienne et développe actuellement conjointement un sous-marin nucléaire d’attaque (nommé Alvaro Alberto) pour le Brésil dans le cadre d’un partenariat stratégique ». Et surtout : « En plus d’être l’allié le plus proche de l’Inde en matière de technologie de défense, le développement conjoint de sous-marins avec la France est exempt de tout régime réglementaire tel que l’International Traffic in Arms Regulation (ITAR) avec les États-Unis ou de toute future sanction dans le cas de la Russie ».
Au-delà de l’Inde, vers qui la France pourrait-elle se tourner ? Faudrait-il qu’elle s’appuie davantage sur le Japon ou la Corée du Sud, des pays qui ont l’avantage d’être démocratiques, mais qui risquent davantage de rejoindre les Etats-Unis dans une logique de confrontation avec Pékin ? Si Tokyo et Séoul entraient prochainement dans l’alliance AUKUS (ce serait moins facile à prononcer : AUKUSJSK…), la France ferait face au même dilemme indo-pacifique qu’en Australie. Ou ne faudrait-il pas surtout que la France se rapproche des pays de l’ASEAN qui, eux aussi, tentent de trouver un équilibre régional avec la Chine, sans s’aligner, mais sans provoquer ?
Mos Majorum
Mermet