Article écrit par Mangu Quesada, un peintre et sculpteur franco-espagnol. Son oeuvre réalise le dialogue nécessaire de la modernité avec sa propre histoire, celle de l’Aventure de l’Homme et d’une Nature retrouvée dans le monde d’aujourd’hui.

Pour évoquer les rapports de l’Art et de l’État en France tels qu’ils se présentent aujourd’hui, il est utile de mettre en évidence deux points de vue contradictoires : le national, qui s’autosatisfait de ses productions, et l’international qui minimise l’art français actuel de quelque nature qu’il soit.

Dans les faits, cette situation souligne une crise profonde qui correspond à une tendance d’effacement de la culture française dans le monde.

Les raisons de cette situation sont nombreuses. Cependant, on peut penser que la conjugaison d’un certain désamour des Français envers ce qui les constitue depuis la défaite de 1940, et l’arrivée au pouvoir en 1981 d’une idéologie progressiste qui investissait tous les registres de ce que devait être la France aux yeux du monde, en constitue sans aucun doute l’une des racines profondes.

Quand Emmanuel Macron, lors de sa campagne présidentielle de 2017, proclamait : « il n’y a pas de culture française » puis, à une autre occasion : « l’art français, je ne l’ai jamais vu », il se faisait l’écho, peut-être sans le savoir, de ce qui, vingt et un ans plus tôt, agitait déjà les médias étatsuniens. En effet, dans un article co-signé par Philippe Dagen et Emmanuel de Roux, paru dans le journal Le Monde du 22 mars 1996, on pouvait lire : « Existe-t-il encore une culture française ? depuis le début de l’année, la question préoccupe la presse américaine qui y répond par la négative. Selon le New York Times du 14 janvier, « la créativité française a perdu son élan

 (…), peu d’artistes, de musiciens ou d’écrivains français vivants sont considérés comme de véritables maîtres dans leurs disciplines ». L’hebdomadaire Newsweek poursuit, le 26 février, avec ce titre à la « une » : « En France, le seul art qui compte, c’est la culture de rue. » Un argument ne cesse de transparaître : si la situation est si grave, ce ne peut être que la faute de l’État, de son interventionnisme, du ministère de la culture et de ses mauvaises habitudes. Le raisonnement tient en peu de mots. La culture étant devenue en France une affaire de fonctionnaires, ceux-ci l’ont confisquée à leur profit et se sont organisés en baronnies qui, toutes, défendent des théories et des pratiques esthétiques élitistes, sinon hermétiques, inaccessibles au plus grand nombre. Il existerait en France un « État culturel » (sic).

Il est clair que cette situation décrite il y a vingt-cinq ans ne s’est pas améliorée, bien au contraire. La culture en France -et l’art par la même occasion-, ne peuvent même plus être qualifiée d’art officiel ou de culture officielle mais bien d’une « culture d’État » qui porte et propage à la fois les désirs d’hégémonie de la nouvelle « religion » majuscule trans-humaniste, progressiste, universaliste, conjugués à ceux des idéologies minoritaires qui les accompagnent.

En quarante ans cette évolution très singulière de la politique culturelle de la France a peu à peu placé l’art et la culture française dans une condition marginale sur la scène internationale. Pour illustrer ce propos, je citerai mon expérience personnelle, un dîner milanais auquel j’assistais il n’y a pas si longtemps, qui réunissait entre autres des galeristes italiens et le belge Guy Pieters, important marchand d’art très connu, propriétaire de plusieurs galeries et d’une fondation qui ponctua par ces mots un commentaire sur le niveau artistique français : « de toutes façons un artiste français, quand il commence, il est déjà à moitié foutu ».  

C’est vrai qu’en France l’art et la culture sont devenus une affaire d’Etat. Mais en est-t-il de même parmi les autres grandes nations ? Certainement pas. Le Général de Gaulle avait une phrase : « l’art, cette arme par défaut ». Et ce que de Gaulle avait compris, les Etats concurrents à la « course à la domination » l’ont compris également. Pour les Anglo-saxons, à commencer par les Américains qui au sortir de la 2ème Guerre mondiale, comprirent très vite qu’il ne suffisait pas d’avoir gagné la guerre, il fallait évidemment et à tout prix s’imposer sur le terrain culturel. Sans parler des ventes record à New York ou Londres, mais aussi à Hong Kong, qui indiquent clairement où sont situés les foyers dominants. On peut aussi citer les grandes expositions planétaires des Britanniques sur lesquelles semble toujours flotter l’Union Jack. Idem pour les Chinois qui ont infiltré en les finançant de grandes galeries françaises et occidentales pour imposer leurs artistes. Bref, l’art qui est pour nous Affaire d’État, est pour eux une Arme d’État.

Mais, si l’art est donc aussi une Arme d’État, c’est une arme difficile à manier. Et il faut bien comprendre que les vrais artistes – ceux qui accomplissent un œuvre, qui se distingue par une pensée autonome des modes et des courants dominants qui flattent plus ou moins les quidams de n’importe quelle époque-, sont en concurrence direct avec le politique. Deux citations majeures illustrent parfaitement mon propos : « L’État est incompétent en matière d’art » (Gustave Courbet), et celle-ci de Picasso qui en dit long : « l’art est subversif. C’est quelque chose qui ne doit pas être libre. L’art, comme le feu de Prométhée, doit être dérobé pour que l’on s’en serve contre l’ordre établi. Dès que l’art est officiel et ouvert à tous, il devient le nouvel académisme ».

On a dit « gouverner, c’est prévoir ». La Peinture est une manière de prévoir et d’envisager le monde. Voilà qui indique clairement que les rapports nécessaires, du point de vue des intérêts supérieurs d’une nation, entre l’Art et l’État, sont par nature des rapports de forces à tendance conflictuelle. Et comme toujours, les grandes réalisations ne sont que rarement le fruit d’une rencontre entre une administration d’État et un artiste, mais bien la rencontre de grands personnages d’Etat et de grands artistes. Quelques exemples pris au fil de l’Histoire : Périclès, avec Polyclète et Phidias – L’architecte Dinocratès de Rhodes et Alexandre le Grand, qui fondèrent la merveilleuse Alexandrie – Le pape Jules II et Michel Ange – Louis XIV avec Mansard, Le Nôtre, Lebrun et Le Vau ; plus près de nous, pour Brasilia, Kubitschek, Julio Costa et Oscar Niemeyer et en France, Claudius Petit, ministre de la reconstruction et de l’urbanisme, et Le Corbusier. 

Alors, si les rapports entre Art et État sont nécessaires, on peut se demander : où leurs connivences secrètes se rencontrent-t-elles, où se trouve ce lieu géométrique qui les réunit ? 

La réponse tient en peu de mots : elle est dans leur participation voulue ou non à la cristallisation de l’identité d’un peuple ; ce lieu géométrique, comme une arène, c’est l’identité.

Un grand artiste génère un art fort qui modifie en le nourrissant tout le corpus mémoriel porté par l’inconscient collectif d’un peuple ; ce que disait à sa manière André Malraux : « nos monuments sont les plus grands songes de la France ». 

L’artiste anticipe le monde en le préfigurant, pour cela il intègre les éléments de l’époque qui la caractérisent dans une géographie donnée avec les forces invisibles du Vivant. Le monde a besoin d’œuvres d’art pour le sens qu’elles lui donnent ou qu’elles lui retirent. Parce que l’art anticipe toujours le monde pour l’unique raison que par définition l’œuvre d’art véritable, celle qui en étant reliée à l’Histoire, ou à une métaphysique ou à une transcendance, crée du sens par une forme qui est toujours inactuelle. J’entends forme dans son sens le plus profond qui signifie l’ensemble des qualités d’un être. Cette forme de l’œuvre d’art, pour être opérante, doit avoir la dimension essentielle d’inactualité permanente. Les Demoiselles d’Avignon de Picasso étaient absolument inactuelles en 1906, et ne le sont pas moins aujourd’hui. Cela démontre que le réel que l’œuvre d’art propose s’adresse à l’esprit autant qu’au mental, et qu’il est fait de la matière même des plis du développement du monde qui va advenir. 

Tout se passe comme si à travers un esprit contenu dans la forme, l’univers tout entier parlait à tous. Ce réel poétique est un projet, une promesse.

L’art est un corpus ouvert où chaque œuvre est une exception qui bâtit du sens. Le réel de l’œuvre d’art, c’est le sens. Et l’œuvre crée du sens par sa nature intrinsèque d’être hors du temps.

Inactuelle dans son temps, l’œuvre d’art est une sorte de miroir magique de l’apeiron : capable d’être toute chose sans en avoir la substance, elle est et elle n’est pas tout ce qu’elle est. 

Alors aujourd’hui, où l’État octroie, directement ou indirectement, à la culture officielle le rôle de creuset d’émergence de l’art, tout est faussé. L’affaire vient de loin. Pour comprendre un peu ce qui s’est passé, il faut remonter aux origines de l’art moderne. Des origines qui ne furent pas initiées par les artistes, aussi grands qu’ils aient être, mais qui sont dues à la déflagration produite par l’invention de la photographie. Cette invention qui allait tout révolutionner eu pour première conséquence de pousser les artistes à trouver coûte que coûte une réponse à cette concurrence sans appel dans la production des images. Et ce fut l’invention de l’art moderne qui répondait à l’invention de la photographie. Moment de grâce. Oui, ce fut un moment de grâce, parce que des intérêts qui s’ignoraient convergeaient vers un même objectif. L’ère industrielle en était à ses débuts, rêvant déjà de remplacer l’ordre bourgeois issu de la Révolution, elle était cette nouvelle bourgeoisie qui faisait du progrès son unique religion.

Les artistes, pour leur part, aiguillonnés par l’invention de la photographie, luttaient comme l’a si bien dit Picasso, contre l’académisme et l’ordre établi. Les nouvelles richesses liées à l’industrialisation naissante et le monde de l’art étaient, sans le savoir, de connivence. Et cette conjonction fut une chance incroyable pour les artistes qui devenaient ainsi les conquérants d’un nouveau continent qui s’appelait modernité.

Mais tout ça, c’était avant. Avant que le pop art ne débarque à Venise en 1964, avec Robert Rauschenberg qui en obtint le grand prix cette année-là.  L’après-guerre artistique avait été florissante en Europe. Les États-Unis avaient gagné la guerre, mais leurs désirs de conquête culturelle de l’Europe demeuraient inassouvis. Aussi allaient-ils pour s’imposer utiliser une nouvelle arme d’État : l’art. On sait désormais, et tout est parfaitement documenté[1], que tous les moyens ordinaires de la guerre secrète furent utilisés pour favoriser les artistes que le Département d’Etat avait choisi de soutenir. La CIA fut chargée de l’affaire et c’est ainsi, après quelques années de travail souterrain, qu’en 1964, les vénitiens ébahis virent arriver pour leur couronnement, les œuvres de Robert Rauschenberg convoyées par un bateau de guerre de l’US Navy. Le message était frontal et désormais plus rien ne pouvait plus être comme avant. La suite est assez linéaire et conforme aux souhaits des États-Unis qui, de Paris à New York, avaient enfin déplacé la capitale de l’art. Cet évènement, comme un tremblement de terre, avait déstabilisé tout le monde artistique européen et il fallut attendre 1981 pour que la France prenne l’initiative d’une riposte. Ce fut Jack Lang et la culture en veston rose. Le premier acte de cette riposte fut « Statements », la grande exposition montée à grand bruit et grand frais à New York en février 1982[2] ; elle se voulait phare de la culture française renaissante et offensive… Elle fut très mal accueillie.

Depuis, l’État culturel mis en place en France à partir de 1981 n’a cessé de s’affirmer en investissant tous les relais possibles d’expression de la culture qui relient les différents ministères concernés à tous ses lieux de diffusion. En matière d’art, la communication et le marketing ont largement dépassé le produit.  Et aujourd’hui, le constat que l’on peut faire est qu’une grande partie des productions de ce qu’on appelle « l’art contemporain » tend de plus en plus à se séparer de tout rapport avec l’histoire de l’art ; y compris d’ailleurs de son origine duchampienne qui lui a donné́ naissance, pour ne devenir souvent que l’illustration exclusive du pouvoir technologique qui cautionne sa croissance. 

Cet état des choses montre le verrouillage tel qu’il existe actuellement. Parfaitement huilé, rien ne grince, excepté le fait que le rayonnement de la culture et de l’art français est au plus bas.

La raison en est simple : tout le monde fait la même chose. 

Et ceux qui ont le pouvoir – New York – Londres – Hong Kong – Abu Dhabi – valorisent à coup de dizaines de millions de dollars ce qui n’a pas de valeur mais qui les représentent aux yeux de la planète entière. La grandeur du prix compensant l’absence de valeur. Le reste du monde assiste médusé à cette farce, mais continue de valider en produisant par mimétisme des œuvres dont la fonction essentielle n’est autre que de valoriser par leur mimétisme même, l’absence de valeur de leurs modèles.

Pourtant, dans ces conditions malgré les apparences, la messe n’est pas dite. Compte tenu du contexte international de compétition culturelle généralisée, un projet d’arme d’État capable de redonner à la France une identité et surtout une singularité conforme à son Histoire, pourrait se souvenir de ce que furent les origines de la merveilleuse idée du « musée moderne ». 

C’était en 1793 en pleine Révolution. Il s’agissait de faire un musée central des arts et des sciences. Ce qui voulait dire, que l’on ne pouvait envisager que les arts puissent exister sans les sciences, ni les sciences sans les arts. Si l’on replace cette idée centrale qui implique déjà la pluralité – dans ce qu’Hyppolyte Taine développera par la suite dans ses cours à l’École des Beaux-Arts de Paris entre 1864 et 1869, qui font une large place à l’incidence de la géographie sur la production des œuvres d’art  et à ce qu’on pourrait appeler en termes d’aujourd’hui « le local » – il est possible que l’État favorise l’éclosion de cette pluralité française, pluralité nationale encouragée plutôt que mimétique internationale destructrice. 

Les dessins et la peinture des vénitiens, du Titien, du Tintoret et de bien d’autres, devaient leur suavité aux brumes incertaines de Venise, la linéarité majestueuse des œuvres des grands florentins comme Michel Ange, à la lumière découpante de Florence. Van Gogh peignait toujours une œuvre liée au ciel sous lequel sa démarche artistique s’appuyait ; que ce soit sous le ciel de sa Hollande natale, celui des bords de Seine à Asnières, ou ceux éclatants d’Arles. Pour un peuple, pour une nation, produire une culture qui lui est propre, racinée dans son ciel et sa terre, c’est le gage d’un rayonnement qui la fait exister de l’infiniment petit à l’infiniment puissant. 

Mais la condition de ce passage de l’infiniment petit à l’infiniment puissant, c’est la singularité. 

Plus haut, je l’ai dit, tout le monde fait la même chose, du moins dans toutes les nations surdéveloppées techniquement où règnent le marketing et la communication. Implicitement, cela veut dire, qu’on le veuille ou non, qu’il existe un nouvel académisme de dimension quasi globale qui s’expose identiquement dans presque tous les musées du monde. Un nouvel académisme qui s’est plus ou moins partout cristallisé autour des mêmes phénomènes d’institutionnalisation de la culture ; or comme le disait si bien Jean-Luc Godard : « La Culture, c’est la règle, l’Art, c’est l’exception ». 

La puissance de l’art s’exprime souvent dans la rupture des tabous et il est clair que l’art moderne s’est acheminé vers son déclin dès qu’il n’a plus eu une règle forte à laquelle s’opposer.

Alors, la conjonction du constat d’existence de ce nouvel académisme global et du changement d’époque en cours, dû aux coronavirus, fait penser que c’est le moment juste pour envisager des modifications profondes du fonctionnement du ministère de la culture et de ses dépendances. Cette situation est sans aucun doute une opportunité pour la France, si elle ose se singulariser en laissant au ministère de la culture, le rôle qui est le sien de s’occuper fortement de culture, sans pour autant être le Deus ex machina de toutes germinations d’artistes.

En un mot et pour désigner l’objectif à atteindre : il s’agit d’arracher l’Art au ministère de la culture.


[1] https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2012/04/04/pinceau-arme-l-expressionnisme-abstrait-comme-propagande-de-la-cia_5987373_4832693.html

https://www.bbc.com/culture/article/20161004-was-modern-art-a-weapon-of-the-cia

https://www.independent.co.uk/news/world/modern-art-was-cia-weapon-1578808.html

[2] https://www.nytimes.com/1982/02/12/arts/16-galleries-show-new-art-from-france.html

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