Billet du Lundi 13 septembre par Gérard Chesnel, membre du Conseil d’administration de Geopragma.
Les conséquences sur les équilibres régionaux de la prise du pouvoir à Kaboul par les talibans ont déjà été abondamment analysées. Les réactions d’Islamabad et de Téhéran notamment sont bien connues. Mais on a beaucoup moins parlé des voisins septentrionaux de l’Afghanistan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, sans oublier le géant de la région, le Kazakhstan, même si ce n’est pas un pays frontalier.
La première chose à noter est que ces pays n’ont guère été surpris par la tournure des évènements, qu’ils attendaient depuis l’annonce du retrait américain en février 2020. Ils ne semblent même pas avoir été pris de court par la rapidité de l’effondrement de l’armée afghane. L’Ouzbékistan et le Turkménistan entretenaient d’ailleurs depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, des relations avec les talibans (notamment par le biais de l’«ambassade» taleb à Qatar), relations assumées et ouvertes, qui s’expliquent en particulier par la présence de nombre de leurs compatriotes en Afghanistan. Malgré tout, l’Ouzbékistan a immédiatement fermé ses frontières, principalement pour éviter un afflux de réfugiés et par crainte de l’arrivée d’éléments terroristes appartenant à Al-Qaïda ou Daesh. Le Turkménistan souhaite faire de même, mais la frontière, à travers une vaste steppe, est plus difficile à contrôler. Le Tadjikistan, lui, reste plus ouvert.
La condition des femmes afghanes émeut certainement moins l’opinion publique dans ces pays qu’en Occident. On peut d’ailleurs se demander si le sort des femmes turkmènes est plus enviable. Ce qui intéresse surtout les pays frontaliers du Nord, c’est le maintien de relations économiques qui permettraient peut-être d’échapper, au moins partiellement, à l’étau russo-chinois. Actuellement, la Chine est l’unique acheteur du gaz turkmène. D’où l’intérêt du projet TAPI, un gazoduc qui évacuerait 30 milliards de mètres cubes de gaz par an depuis le gisement turkmène de Galkynych vers l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde. A noter que la Banque Asiatique de Développement est impliquée dans ce projet. Un tronçon ferroviaire, une ligne électrique et un câble optique en direction de l’Afghanistan ont été inaugurés en janvier dernier, un mois avant la visite à Achkhabad d’une délégation de talibans.
L’Ouzbékistan a connu ces dernières années une évolution positive inattendue. En effet, après la mort du dictateur Islam Karimov en 2016, c’est son ancien Premier ministre, Shavkat Mirziyoyev, qui a été élu Président et l’on pouvait s’attendre à ce qu’il poursuivît la même politique. Or, le nouveau Président s’est employé, de manière surprenante, à ouvrir son pays sur les plans politique et économique. L’Ouzbékistan est passé en cinq ans de la 166ème à la 69ème place des économies mondiales. La croissance est restée positive pendant la pandémie et les investissements se sont poursuivis (l’AFD a prévu un milliard d’euros de financements, notamment pour le reboisement des rives de la mer d’Aral). Et le pays cherche de plus en plus à s’intégrer dans les organismes internationaux ou régionaux. C’est ainsi qu’il a acquis le statut d’observateur à l’Union Économique Eurasiatique (UEEA) et qu’il est devenu membre du Conseil Turcique. Il est clair que ce pays en pleine expansion ne peut négliger le potentiel économique de son voisin afghan.
Le Kazakhstan, pays non frontalier de l’Afghanistan, observe la situation mais reste très prudent. Il a des ambitions internationales et souhaite être l’hôte de telle ou telle agence internationale ou organisation régionale. Il veille donc à sa réputation. Quant au Kirghizistan, plus petit Etat de la zone, il est de peu de poids dans ce grand débat.
Bien entendu, la Chine et la Russie restent extrêmement attentives aux développements de cette situation non encore stabilisée. La Chine poursuit son projet de BRI (nouvelles routes de la soie) qui pourrait traverser plusieurs pays de la zone et donc être affecté par d’éventuels troubles dans la région. Elle est, d’autre part, nous l’avons vu, seul acheteur du gaz turkmène et le projet TAPI ne peut la laisser indifférente. Mais c’est surtout la Russie qui est susceptible de jouer un rôle crucial dans ces pays anciens membres de l’URSS. Elle abrite d’ores et déjà un nombre important d’immigrés afghans (arrivés à partir du retrait des troupes soviétiques en 1989, ils seraient entre 80 et 150 000 et occupent des quartiers entiers de Moscou). Elle craint, non sans raison, que le succès des talibans ne donne un nouvel élan aux islamismes caucasiens (Ossétie, Daghestan, Tchétchénie, etc.) qui, remontant la vallée de la Volga, font entendre leur voix jusqu’à Kazan.
Comme à l’époque du Grand Jeu, l’Asie centrale retrouve une place stratégique d’importance. Elle redevient un champ, sinon de bataille, du moins de lutte d’influence. Les Américains, expulsés d’Afghanistan, vont chercher d’autres lieux d’implantation. Ils ont dû fermer en 2014 leurs bases en Ouzbékistan et au Kirghizistan par suite des pressions exercées par Moscou sur ces deux pays. De son côté la Russie a placé en octobre 2004 sa 201ème base militaire au Tadjikistan et possède des garnisons à Douchanbé et à Bokhtar, près de la frontière afghane. Elle possède aussi depuis 2003 une base aérienne à Kant près de Bichkek, capitale du Kirghizistan. Pour éviter que les Etats-Unis ne s’implantent de nouveau dans la région, Vladimir Poutine a proposé paradoxalement aux Américains d’utiliser certaines des bases russes. Mais ceux-ci continuent de négocier avec le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan à qui ils souhaitent demander d’accueillir, au moins provisoirement, quelque 9 000 Afghans qui travaillaient pour les forces américaines et qui se trouvent maintenant menacés par les Talibans. Ils peuvent aussi utiliser la plate-forme de discussion multilatérale C5+1 (5 pays d’Asie centrale + USA).
La guerre n’est donc pas finie. Elle se poursuit, entre grandes puissances, sous une forme larvée ou diplomatique. Dans tout cela, ce sont bien plus les intérêts des grands voisins qui sont pris en compte, plutôt que le sort de la population afghane.
L’Union Européenne est, dans cette affaire, remarquablement silencieuse. Il est loin le temps (en décembre 2001) où l’Allemagne organisait à Bonn une conférence internationale pour créer les conditions de la (re)naissance d’un Afghanistan moderne. Quant à la France, qui a retiré ses troupes dès 2012, elle cherche surtout à justifier son manque d’enthousiasme à accueillir un nombre même limité de réfugiés afghans. La photographie, récemment ressortie, du Général de Gaulle recevant à l’Elysée le roi Zaher Shah permet de mesurer l’étendue de notre recul.