Billet du lundi 21 octobre 2024 rédigé par Pierre de Lauzun, membre fondateur de Geopragma et membre du Conseil d’administration de Geopragma.

Peut-on parler de guerre juste ? Pour certains, la guerre étant fondamentalement mauvaise ne peut être juste, tant du fait de sa violence que des haines durables qu’elle sème. D’autre craignent qu’admettre l’idée qu’il y a des guerres justes est ouvrir la porte à la justification de toutes sortes des guerres. Pourtant on ne peut pas toujours éviter la guerre : il arrive qu’on vous l’impose. Faudrait-il alors se laisser faire et laisser les agresseurs faire la loi ? La légitime défense est un cas évident de guerre qu’on ne peut pas ne pas mener. Il y a donc au moins un cas de guerre juste. D’où la question : quand et comment peut-on admettre que malgré ses horreurs une guerre peut et doit être menée ?

Certains disent que la question est dépassée avec les armes nucléaires : quel sens a une guerre si elle débouche sur la disparition de tout ? Mais, en dehors même de la question de la dissuasion, l’expérience des cinquante dernières années montre de nombreuses guerres de tout type qui restent en deçà du conflit nucléaire. Et pour qui la réflexion sur la guerre juste garde son sens.

Bien entendu, la question se pose dans un cadre international où les Etats sont souverains, où il n’y a pas une autorité mondiale qui arbitre entre leurs différends. L’ONU n’a pas d’autorité sur eux. Mais cela n’implique pas qu’il n’existe pas des règles d’ordre moral, antérieures et en un sens supérieures à leur souveraineté. En l’absence d’un Etat universel, la considération du bien commun incombe de fait aux différents Etats.

Cette réflexion peut avoir un effet opérationnel, en vue d’une décision sur une situation où l’usage de la force est une option. On pourrait objecter que cela ne vaut que pour celui qui a le souci du bien, ou une moralité, mais que le cynique ne sera pas concerné. C’est vrai, à ceci près que les justifications morales pèsent sur le moral des parties. En outre il n’est pas inutile que le cynique sache à partir de quand d’autres se sentiront en droit de réagir. Et des non-belligérants peuvent influer sur l’issue d’un conflit, par exemple par des embargos.

Par ailleurs, éluder la réflexion sur la guerre juste en disant que la priorité est à la recherche de la paix suppose le problème résolu. Dans la réalité, il apparaît à chaque époque des acteurs dangereux pour les autres – par intérêt, idéologie ou autre. Il est donc essentiel d’avoir les idées claires sur ce qu’il est justifié de faire face à eux. A un niveau plus fondamental, il est dangereux de penser que la mort et la souffrance sont les plus grands maux possibles, et que dès lors la soumission à une force mauvaise est meilleure que la mort ou la guerre.

Dans un livre à paraître fin octobre chez Boleine « La guerre juste, après l’Ukraine et Gaza » je rappelle et analyse les principes classiques de la guerre juste, puis je les applique aux cas actuels : la guerre d’Ukraine et la guerre de Gaza, alors même qu’elles ne sont pas terminées. Je complète par le cas d’une guerre civile (la Syrie).

Cela permet de prendre du recul et de porter un regard un peu plus objectif et lucide, comment on pourra le voir en le lisant. Et je rappelle un impératif : éviter la manie des conflits idéologiques, ou celle des supposés conflits de civilisation. Ils brouillent le jugement et excluent qu’il puisse s’agir de guerre juste, contrairement à l’idée répandue aujourd’hui dans les pays occidentaux. En effet, entre autres considérations et notamment la manière même de conduire la guerre (jus in bello), pour être dite juste une guerre doit certes d’abord poursuivre un objectif justifié, mais elle suppose aussi à la fois qu’on puisse être raisonnablement convaincu qu’on peut par-là arriver à une situation réellement meilleure, et qu’on ait des chances raisonnables de succès (jus ad bellum). Et donc une guerre juste suppose d’abord une analyse réaliste de la situation.

Par ailleurs et dans la même perspective, on ne peut conclure qu’une guerre donnée est juste de façon définitive. Selon le cours des événements, elle peut être juste au départ et moins ensuite, ou elle peut le devenir alors qu’elle ne l’était pas vraiment. Eventuellement du fait de la manière de conduire cette guerre, mais aussi voire surtout en fonction des perspectives de succès et des chances de parvenir à une situation meilleure en continuant les opérations.

S’il y a une conclusion à tirer de cet examen, c’est un double message. Un message de modestie et de prudence d’abord. Il est souvent difficile de porter un jugement équilibré face à un conflit ou à l’hypothèse d’une guerre, afin de discerner si on peut la considérer en raison comme une juste guerre. Tant l’analyse des faits, les hypothèses sur l’évolution future des combats, ou la prévision de l’effet final ne sont pas des sciences exactes.

Mais aussi un message d’encouragement à se poser cette question de la guerre juste, car l’horreur que suscite la guerre prend dans nos sociétés techniquement évoluées une tout autre ampleur. Et les questions même que l’on se pose dans cette perspective sont propres à modérer, chez celui qui se les pose, les ardeurs agressives ou émotionnelles, les classements en blanc et noir, que nos sociétés affectionnent trop souvent.

Encore faut-il pour cela accepter une ascèse particulière, conduisant à la fois à ne pas s’abandonner à la passion idéologique, quand bien même on croit profondément à certaines causes ou valeurs ; et à ne pas tomber non plus dans l’illusion pacifiste, croyant la paix toujours à portée de la main.

On peut donc avoir à faire des guerres, mais avec prudence et réflexion. Exercice fort peu naturel dans ce qui est une des expériences les plus émotionnellement intenses de l’humanité.

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