Article rédigé par Alexis Feertchak, membre du Conseil d’administration de Geopragma.
Je le reconnais, je faisais partie de ceux qui ne s’attendaient pas à une invasion générale de l’Ukraine par la Russie. Non que je l’excluais, mais je pensais que ce scénario n’était pas le plus probable car le rapport coûts/bénéfices me paraissait trop en défaveur de Moscou. Non seulement économiquement au regard des inévitables sanctions qui allaient tomber, mais surtout et bien plus encore au regard de l’objectif premier de la politique étrangère russe depuis le début de ce millénaire : ne pas perdre l’Ukraine, empêcher que le berceau de la Rus’ de Kiev ne quitte définitivement son giron.
Le Rubicon franchi, ou plutôt le Dniepr, je ne vois plus comment, désormais, la Russie pourra éviter ce qu’elle cherchait précisément à éviter. Et ce même, si elle l’emportait militairement : Moscou tiendra peut-être l’Ukraine ou une partie de celle-ci pendant quelques mois, voire quelques années, ce qui restera de l’Etat ukrainien sera peut-être neutralisé diplomatiquement et désarmé militairement, mais dans les cœurs des Ukrainiens, qu’ils viennent de Galicie, de Volhynie, de Bucovine, de Ruthénie, des anciennes Malorossiya et Novorossiya, une trace indélébile restera à jamais. Car, «il est impossible de vaincre un peuple. Il n’y a rien de tel dans l’histoire mondiale. » Cette phrase a été prononcée par le dernier militaire russe à avoir quitté l’Afghanistan, le Général Boris Gromov. Une photographie du 15 février 1989 le montre, sur le « pont de l’amitié » à la frontière entre l’Ouzbékistan et l’Afghanistan, se retourner une dernière fois, la casquette frappée de l’étoile rouge enfoncée sur la tête, le regard bleu perdu dans le lointain. Mais ce n’est pas à cette occasion que Gromov évoqua l’invincibilité des peuples, mais cinq ans plus tard lorsque commença la première guerre de Tchétchénie (1994-1996). L’histoire lui a donné tort, me direz-vous, puisqu’à l’issue de la Seconde Guerre de Tchétchénie (1999-2000), la Russie récupéra cette terre musulmane du Caucase, qui vit désormais sous la férule d’un dictateur. Ramzan Kadyrov entretient depuis un habile et cruel équilibre entre les intérêts du Kremlin et la passion islamiste qui sourd dans ce pays sous tutelle.
Mais imagine-t-on sérieusement un tel sort pour l’Ukraine ? La Tchétchénie compte 1,5 millions d’habitants – l’équivalent de la ville de Kharkov – répartis sur 16.000 km2. Sans compter la Russie, l’Ukraine est le plus grand pays d’Europe (605.000 km2) devant la France (543.000 km2). Elle est peuplée de 44 millions d’habitants, soit quasiment 30 fois la population de la Tchétchénie ! Et l’Ukraine, politiquement et culturellement, n’a rien à voir avec le régime politique archaïque de Grozny et le peuple tchétchène qui, dans son histoire, n’a jamais connu autre chose que la servitude. Imaginer une pareille emprise à Kiev, Odessa, Kharkiv et Lviv est impensable. La Russie, d’ailleurs, s’y perdrait. En 1995, le ministre russe de la Défense croyait que Grozny tomberait « en deux heures avec un régiment de parachutistes », avant de devoir reconnaître que « l’Afghanistan, par rapport à la Tchétchénie » était une « bagatelle ». L’Ukraine n’est-elle pas, aujourd’hui, une bagatelle comparée à la Tchétchénie ? L’attaque de l’aéroport de Gostomel le 24 février 2022 à 20 km de Kiev par un assaut d’hélicoptères des VDV – les troupes aéroportées russes, célèbres depuis la Seconde Guerre mondiale avec leurs marinières et leurs bérets bleus – s’est soldée par un échec. La contre-attaque ukrainienne a décimé la plupart des soldats russes débarqués qui n’ont pas réussi à organiser une tête de pont à proximité de la capitale ukrainienne pour faire venir des renforts et organiser la décapitation du gouvernement. Il aura fallu aux survivants attendre que les colonnes de T-72 et de T-90 venus de la rive droite du Dniepr depuis la Biélorussie, à 150 km de là, parviennent jusqu’à eux. La Russie est désormais engagée dans une longue manœuvre d’encerclement de la ville millénaire de 2,8 millions d’habitants. Pour tenir le siège, les Russes devront couvrir une zone circulaire de 150 km de périmètre. Et à quel prix ? Le destin de Carthage, comme Grozny en 1999 ? Verra-t-on la Laure des Grottes de Kiev s’effondrer sous les bombes ?
S’il faut se garder de croire que l’Armée russe est en déroute – biais induit par le fait que, sur les réseaux sociaux, les Ukrainiens ont habilement gagné la guerre de l’information –, force est de constater que l’aventure militaire dans laquelle s’est engagée Moscou ne se passe pas comme prévu par le Kremlin. La quasi-totalité des experts s’accordent sur les faiblesses patentes de l’armée russe : incapacité à mener des manœuvres interarmes complexes et coordonnées, chaîne logistique défaillante, systèmes de communication d’un autre âge. Le progrès indubitable des armements russes ces dernières années ne fait pas tout. Et, par ailleurs, étant donné ces faiblesses, le nombre de soldats engagés – environ 200.000 – est assez limité au regard d’une opération qui est, pour les Russes, la plus ambitieuse depuis 1945. Cela ne signifie pas, bien sûr, que David vaincra Goliath. Comme le rappelle le chef d’état-major de l’Armée de terre, le général Burkard, un effondrement soudain des forces ukrainiennes serait possible, par exemple si le front du Donbass à l’Est cédait brutalement sous la pression de l’armée russe, qui procède par encerclements successifs pour isoler son adversaire dans des « chaudrons ».
Mais, même si la Russie gagnait la guerre, on ne voit pas très bien comment elle pourrait gagner la paix. Selon le point culminant qu’atteindra le conflit et le rapport de force qui s’établira alors entre les protagonistes, le meilleur scénario vu de Moscou pourrait être une Ukraine neutralisée, désarmée et qui, sauf rupture historique majeure, ne rentrerait pas de sitôt dans l’Otan et l’Union européenne. Une Ukraine en ruine et probablement rétrécie de quelques territoires qui resteraient directement sous le contrôle de Moscou : on pense au Donbass, voire aux bords de la mer d’Azov pour garantir un corridor terrestre entre la Crimée et la Russie. On pourrait bien sûr imaginer une solution plus maximaliste qui consisterait pour Moscou à récupérer un plus vaste territoire qui engloberait non seulement les rives de la mer d’Azov, mais aussi celles de la mer Noire, jusqu’à Odessa, et au-delà vers la Transnistrie. La Russie parviendrait ainsi à reconstituer la Novorossiya du 19ème siècle, mais perdrait définitivement ce qui resterait de l’Ukraine – correspondant historiquement à la Malorussyia ainsi qu’aux territoires n’ayant jamais été russes comme la Galicie, la Ruthénie et la Volhynie –, et notamment Kiev. Et encore, si le cours de la guerre conduisait à une telle issue, Moscou arriverait-il, directement ou par l’entremise d’un Etat vassal, à tenir cette nouvelle Nouvelle-Russie, territoire vaste de près de 200.000 km2, peuplé d’environ 10 millions d’âmes meurtries par une guerre fratricide, et dévasté économiquement, matériellement et socialement ? Quant à annexer purement et simplement toute l’Ukraine, ce serait pour l’Empire russe un tombeau.
Vladimir Poutine procédait naguère par coups tactiques successifs en profitant des erreurs commises par ses adversaires. Il réagissait donc, généralement aussi prudemment qu’habilement, s’arrêtant au bon moment et empochant la mise, que ce soit en Géorgie, en Ukraine ou en Syrie. Mais l’invasion de l’Ukraine est à 180° de cette figure de judoka qu’il privilégiait. Cette fois, Vladimir Poutine n’a pas réagi à un événement historique (la décision de Saakachvili d’attaquer l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, le Maïdan, la révolution syrienne), mais a organisé une escalade militaire de plusieurs mois aboutissant à l’«opération militaire spéciale» d’aujourd’hui. Qu’obtiendra-t-il de plus par la guerre qu’il n’aurait pu obtenir par la diplomatie ? Quelques territoires en plus, peut-être. Mais n’est-ce pas bien cher payé ? La neutralisation de l’Ukraine ? Par la diplomatie musclée qu’il avait engagée, il n’aurait peut-être pas obtenu l’accord écrit qu’il souhaitait, mais, en Occident, le message dissuasif des Russes était néanmoins passé : l’hypothèse d’une adhésion de l’Ukraine à l’Otan, certes consacrée au sommet de Budapest de 2008 – ce qui était une erreur historique – mais déjà improbable, l’était encore davantage. Quant à la question du contrôle des armements, essentielle étant donné l’effondrement des traités russo-américains issus de la Guerre froide (INF et ABM) – et ce en grande partie à cause des Américains qui ne souhaitaient pas avoir les mains liées dans leur nouveau duel avec la Chine –, des progrès dans les négociations étaient malgré tout apparus. Néanmoins, le long article de Vladimir Poutine paru en juillet 2021 sur le site du Kremlin sous le titre « De l’unité historique peuples des Russes et des Ukrainiens » donnait un aperçu du virage opéré par Vladimir Poutine. Il ne s’agissait plus cette fois de tactique, ni même de stratégie. L’enjeu n’était plus seulement sécuritaire – l’élargissement de l’Otan vers les frontières russes et ses conséquences politico-militaires – mais bien plus historico-politique : d’un point de vue civilisationnel, il fallait à la Russie corriger l’erreur qui avait voulu qu’en 1991, l’Ukraine commençât de quitter le « monde russe ». Et, d’une certaine manière, plus Moscou attendrait, plus le virage à l’ouest de Kiev serait marqué, plus il serait difficile à la Russie de récupérer son « dû » historique. Est-ce là la « stratégie » de Vladimir Poutine ? Si tel est le cas, il s’agit bel et bien d’une erreur historique, pour utiliser un registre que le président russe semble apprécier, puisque l’invasion russe de l’Ukraine – quel que soit le résultat de la guerre – solidifiera davantage la nation ukrainienne, de même que la grande famine organisée par Staline avait démultiplié un nationalisme qui n’était, à la fin du 19ème siècle, qu’assez embryonnaire – sauf dans les anciens territoires issus de l’Empire austro-hongrois. Pour quelques mois, Vladimir Poutine gagnera peut-être l’Ukraine, mais la perdra aussitôt après, et pour beaucoup plus longtemps sinon à jamais. Un jour peut-être, un général russe se retirera à son tour des plaines du Dniepr et dira après Boris Gromov : «Il est impossible de vaincre un peuple. Il n’y a rien de tel dans l’histoire mondiale ».
Laetizia
Roland Paingaud
OG