Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Messieurs les Ministres Conseillers,
Mesdames et Messieurs les membres du personnel diplomatique des ambassades sises à Paris,
Chers Adhérents,
Chers Lecteurs,
GEOPRAGMA a le plaisir de vous présenter aujourd’hui les premières réponses apportées au Questionnaire sur la « Crise de la Gouvernance mondiale ».
Les lignes géopolitiques du monde en effet n’ont jamais bougé aussi vite. Multilatéralisme, bipolarité, cynisme et moralisme s’entremêlent pour contribuer à une confusion dangereuse où chacun interprète et projette sur les autres, consciemment ou non, ses attentes et ses travers.
Dans ce cadre, GEOPRAGMA a lancé une enquête inédite auprès d’une cinquantaine de pays sur leur perception de la crise de la gouvernance mondiale, sur leur vision et leurs espérances concernant l’avenir des relations internationales, ainsi que sur le rôle que la France pourrait et devrait, selon eux, y jouer, y compris à leurs côtés.
Notre souhait était d’offrir la possibilité à ces États ou à leurs diplomates de haut niveau de s’exprimer sur le sujet sans filtre ni biais d’interprétation. Par conséquent, tout ce qui est publié l’a été avec l’accord exprès des ambassades.
Afin que les entretiens soient conduits de manière la plus homogène possible, un questionnaire servant de base a été élaboré. D’autres questions ont cependant été posées, au gré des discussions.
Questionnaire
- Comment analysez-vous l’état actuel des relations internationales à l’échelle mondiale et les modes de coopération ou confrontation entre Etats ou groupes d’Etats ? Comment pensez-vous que cette situation va évoluer à court, moyen et long terme ?
- Comment la politique étrangère de votre nation s’inscrit-elle dans cette réalité ?
Comment vos relations évolueront-elles dans les prochaines années avec les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France, ou encore l’Union Européenne ? Qu’attendez-vous d’eux ? - Quels sont pour vous les axes d’alliance(s) à venir ? Et quid de vos « adversaires », « concurrents » ou « partenaires » ?
- Quels sont vos principaux enjeux énergétiques, économiques, environnementaux et numériques à court et moyen termes ?
- Peut-on encore parler de « choc des civilisations » ou la mondialisation a-t-elle rendu ce concept obsolète ?
- Quel(s) rôle(s) souhaitez-vous que la France joue au niveau mondial et estimez-vous qu’elle joue ce rôle actuellement ? Sinon à quelles conditions ?
- Verriez-vous votre pays s’associer à la France sur une initiative ou un dossier international d’envergure ? Lequel ? Quel rôle jouerait la France aux côtés de votre pays pour régler ce dossier ou mettre en œuvre cette initiative ?
- Quel(s) rôle(s) souhaitez-vous que l’Union européenne joue au niveau mondial et estimez-vous qu’elle joue ce rôle actuellement ?
- Pensez-vous que la souveraineté soit une notion dépassée ou moderne ? Et celle de peuple ? Quels sont pour vous les conditions de la cohésion nationale et ses facteurs de dilution ?
- Selon vous, quels sont les fondements de l’influence internationale de demain ?
- Que pensez-vous de l’invocation de valeurs et de principes moraux en matière internationale ?
- Sujet libre
À ce jour, sept ambassades se sont prêtées à la totalité de l’exercice qui est aujourd’hui publié.
D’autres entretiens le seront dans les semaines à venir.
Geopragma adresse ses remerciements les plus vifs à l’ensemble des ambassadeurs et des diplomates qui ont accepté de nous répondre. Leur contribution fut à tous égards passionnante.
Les perceptions sur la crise de la gouvernance mondiale étant bien évidemment évolutives, l’idée selon laquelle cet exercice devait devenir permanent s’est imposée à nous.
Certains Etats nous ont indiqué leur souhait d’y participer à terme mais ne pouvaient le faire pour diverses raisons sur cette première publication. Par conséquent, si certaines ambassades souhaitent actualiser leur contribution ou que d’autres souhaitent participer à l’exercice, elles peuvent toujours se rapprocher du secrétariat de Geopragma (desk@geopragma.fr).
En espérant que ce recueil constituera pour chacun d’entre vous une source d’informations intéressantes pour mieux comprendre la richesse des perceptions et des attentes de ces Etats, et que cela permettra à terme, de contribuer à définir des orientations et des propositions concrètes pour une coexistence plus favorable aux intérêts communs des acteurs du monde, nous vous souhaitons à tous une très bonne lecture.
Geopragma
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Vous pouvez retrouver l’intégralité des entretiens sur la Crise de la Gouvernance mondiale en cliquant sur ce lien : Panorama de la Gouvernance mondiale
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Le 17 décembre 2019
Ambassade de la République de Turquie en France
Son Excellence Monsieur l’Ambassadeur Dr. Ismail Hakki Musa, Ambassadeur Extraordinaire et Plénipotentiaire auprès de la République française.
L’ambassade, compte tenu de l’évolution du contexte international depuis l’entretien initial, a souhaité modifier récemment certaines parties de l’entretien et de ses déclarations.
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Geopragma : Comment analysez-vous l’état actuel des relations internationales à l’échelle mondiale et les modes de coopération ou de confrontation entre Etats ou groupes d’Etats ? Comment pensez-vous que cette situation va évoluer à court, moyen et long terme ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Nous assistons à un changement de pivot en ce qui concerne l‘axe même de l’équilibre global. Ce que l’on qualifiait jadis – avec ce terme très cher à Henry Kissinger – de « World Order » avait des paramètres bien connus. En remontant simplement jusqu’à l’après-guerre, la Société des Nations puis les Nations Unies se plaçaient sur un plan politique global, épaulées par une infrastructure financière internationale en la présence d’organismes comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque Mondiale, etc. Cela avait une logique. Sans aller jusqu’à dire qu’aujourd’hui cette logique n’existe plus, on a l’impression qu’il y a des défis tellement importants et présents que cet « ordre ancien », comme dirait Benjamin Constant, n’est pas à la hauteur. Je fais allusion à des choses très simples. Par exemple : y a-t-il un conflit de nature globale auquel les Nations Unies aient pu apporter une solution rapide, nette, définitive et satisfaisante ? Je citerai l’Afghanistan, l’Ukraine, dans le conflit du Haut-Karabagh ou la question chypriote, que nous connaissons très bien. Il y a une sorte, peut-être pas d’incapacité, mais d’insuffisance de mobilisation à la fois politique, mais aussi de moyens. Cela s’explique par plusieurs éléments, notamment le fait que cet ordre global était le fait de certains pays leaders, pionniers, qui en assuraient la pérennité. Il se trouve qu’aujourd’hui, il est assez classique de dire que depuis la disparition du bloc soviétique, on traverse une période temporelle assez courte – surtout dans l’histoire de l’humanité – d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années. Ce n’est pas grand-chose, mais nous traversons une période où justement on assiste à l’émergence d’autres pays, d’autres centres de décision et groupes de pays, qui peut-être plus tard, ne trouveront pas nécessairement leur compte dans ce qui se fait aujourd’hui.
Geopragma : À quels pays pensez-vous en disant cela ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Les pays émergents dont la Chine, l’Inde, la Turquie, le Brésil et la Russie. Ce sont des pays qui par leur position économique, le développement économique dont ils ont fait preuve, leur capacité d’implication dans les questions de nature régionale, ont signifié qu’ils sont là, qu’il faut compter avec eux. L’exemple le plus révélateur, c’est l’exemple syrien où cet ordre ancien – je me réfère toujours à Benjamin Constant – n’a pas, du moins jusqu’à présent, su proposer quelque chose d’acceptable qui puisse faire consensus. C’est la raison pour laquelle cette question se pérennise depuis neuf ans. Cela étant, faut-il dire « c’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau » ? Non, bien sûr, les acteurs qui sont concernés en premier lieu ont leur responsabilité. Je parle aussi du régime syrien, qui n’a sûrement pas su gérer cette crise qui était au début une sorte de révolte populaire que l’on a essayé de réduire à néant par la voie militaire. On n’a pas su faire une ouverture démocratique. Aussi symbolique soit-elle, on n’a pas été capable de le faire, ce qui a fait que le train est sorti de ses rails. C’est à cela que je fais allusion. Il y a d’autres pays qui s’impliquent de plus en plus dans des processus de nature globale et il faut en tenir compte. Qui doit intervenir et quand ? Le système ancien, on le reconnaît à travers des actions de certains pays : les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies. Par exemple, quand notre président dit que « le monde est plus large que cinq » c’est un peu à cela qu’il fait allusion : il existe un manque de justice globale. Tout ce qui s’y décide ne satisfait pas nécessairement tout le monde. Il est nécessaire d’avoir un peu plus d’empathie, d’essayer d’élargir cette enceinte avec des moyens et des paramètres à développer. Il n’a pas dit : « Tiens, il faut faire ceci, il faut faire cela. » Mais la planète n’est pas entièrement représentée dans cette enceinte, avec tous ses versants. Donc, l’ordre global souffre un peu de ces carences, mais on y arrivera un jour. On trouvera nécessairement quelque chose. On est en train de se remodeler, en un sens. Regardez ce qu’il se passe en Syrie, en Ukraine, ou peut-être plus tard, au niveau des résolutions de conflit, ce qu’il va se passer au Yémen et ailleurs. Peut-être pourra-t-on y inclure la question chypriote. On est en train de passer à autre chose. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a un changement dans la nature même des questions inscrites à l’ordre du jour et il est nécessaire d’y apporter des réponses adéquates. Donc c’est un peu à cela que l’ordre mondial, comme on a l’habitude de le qualifier, est confronté aujourd’hui et il faut trouver une solution adéquate en privilégiant bien sûr les moyens diplomatiques.
Geopragma : Vous avez évoqué un certain nombre de sujets très intéressants. Vous avez évoqué des problématiques géopolitiques qui concernent au premier chef votre pays. Cela signifie-t-il que la résolution de ces tensions passe forcément par l’ONU ? Parce que vous critiquez le fait que les cinq…
Ambassadeur de la République de Turquie : Je constate, je ne critique pas.
Geopragma : J’ai cru percevoir un peu de regret ou de critique.
Ambassadeurde la République de Turquie : Oui, je le regrette, bien sûr.
Geopragma : Donc, vous faites cette analyse-là au sujet de l’ONU. Et par ailleurs, vous citez un certain nombre de foyers de tension régionaux. Doit-on faire le lien entre les deux choses ? Considérez-vous qu’une résolution de ces foyers de tension passe nécessairement par l’ONU, ou qu’elle relève au contraire d’une approche régionale, d’une entente d’un groupe multinational donné ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Les deux sont imbriqués. Aujourd’hui, pour qu’une prise de position ait une légitimité internationale, au sens large du terme, il faut passer par les Nations Unies, et par le Conseil de sécurité. Mais on a vu aussi que ce n’est pas la seule voie. Par exemple, nous parlions de la Syrie. C’est parce que cet « ordre ancien » n’a pas été à la hauteur d’une proposition adéquate sur le terrain que le processus d’Astana a été créé, et pas par n’importe qui. Il y a quand même dans ce club un pays qui siège au Conseil de sécurité des Nations Unies, la Russie. Mais les autres membres du Conseil de sécurité ont formé par la suite ce que l’on appelle le « Small group » composé des Etats-Unis, de la France et du Royaume-Uni. Il y a aussi l’Egypte, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite qui étaient au début un peu dans « l’expectative », mais qui ont compris que ce que l’on a fait n’était pas anodin, et pourrait contribuer au dénouement du conflit. D’autant plus que le Secrétaire général des Nations Unies était impliqué dans le processus d’Astana. Donc, il y a une base de légalité internationale incarnée par les Nations Unies, mais c’est parce qu’existe ce besoin de légitimité internationale que dès le début, nous, les Turcs,avons beaucoup insisté pour que les Nations Unies, en la personne de leur Secrétaire général, soient associées d’emblée au processus d’Astana. C’est ce que j’appelle la complémentarité. Au début il n’a pas été facile de faire avancer les choses dans le cadre strict des Nations Unies, à Genève. On n’a pas baissé les bras, on a décidé de faire autre chose. Nous travaillons au niveau régional entre la Russie, la Turquie et l’Iran, mais sans négliger le rôle qui incombe aux Nations Unies en incluant dans notre initiative le Secrétaire général. Maintenant le tout est de continuer à arrimer davantage ce processus à ce grand ensemble qu’est le forum des Nations Unies. Et c’est prévu d’ailleurs. Ce n’est pas par hasard que le Comité constitutionnel syrien, chargé de rédiger une nouvelle constitution, a commencé ses travaux à Genève le 29 octobre 2019. Donc dans cette période cruciale, eu égard à l’allure même des relations internationales, il ne faut pas considérer ce genre de processus comme simplement alternatifs. Ils sont plutôt complémentaires. On peut par exemple observer la même chose en ce qui concerne le conflit ukrainien, avec le « Format de Normandie ». Qui est là-dedans ? La Russie, l’Ukraine, la France et l’Allemagne. Il était difficile au début de convoquer quelque chose qui puisse faire le bonheur de tous, mais il était aussi nécessaire de faire quelque chose au niveau régional et c’est de là que l’on a vu surgir ce groupe dont un sommet a été organisé le 9 décembre 2019 à Paris. Vous l’avez suivi, comme tout le monde. Je ne pense pas qu’il faille considérer ce format ou d’autres qui ressemblent à ce format comme étant des initiatives séparées, mais plutôt complémentaires.
Geopragma : Et la Turquie dans tout ça ? Comment la politique étrangère de votre nation s’inscrit-elle dans cette réalité ? Selon vous, comment vos relations évolueront-elles dans les prochaines années avec les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France, ou encore l’Union européenne ? Qu’attendez-vous d’eux ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Je pense que nous avons déjà commencé à mettre en œuvre une politique étrangère qui peut être qualifiée de proactive, pour ne pas rester dans l’expectative, mais essayer de contribuer, de nous impliquer à la fois sur le terrain, mais aussi dans les processus de négociation diplomatique. L’exemple le plus révélateur en la matière, ce sont les trois opérations qui ont été menées en Syrie : c’était de notre point de vue des initiatives qui avaient pour but de donner une chance à la diplomatie. Et nous avions raison. Après l’opération « Source de paix », nous avons conclu un accord avec les Etats-Unis, le 17 octobre 2019, et de même avec la Russie, le 22 octobre 2019. Cela me permet de donner une réponse intéressante à la question de tout à l’heure sur la légalité internationale. Ainsi, en signant avec deux des principaux pays du Conseil de sécurité des Nations Unies, la Turquie a établi une certaine légitimité. Ce qui a renforcé le caractère légitime de l’opération « Source de paix » en Syrie.
Geopragma : Les accords passés avec les Etats-Unis et la Russie ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Les accords post-opération, oui.
Geopragma : Donc vous voulez dire que l’opération sert aussi à créer cette légitimité ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Ces accords post-opération ont renforcé la légitimité de ce qui a été fait. C’est d’ailleurs toujours comme ça que ça se passe, comme ce fut le cas lors de la signature du Traité de Versailles ou des accords de Yalta.
La Turquie va poursuivre dans cette direction qui caractérise notre politique étrangère depuis deux décennies : d’abord ne pas rester dans l’expectative, prendre des initiatives quand c’est nécessaire, mais aussi coupler cette politique étrangère avec une dimension humaine.
Qu’est-ce que je veux dire par là ? Eh bien, il n’y a qu’à voir ce que nous avons fait avec le dossier syrien concernant le volet migratoire. Il y a plus de 3,6 millions de Syriens qui sont aujourd’hui en Turquie, ce qui porte avec les Afghans et les autres le nombre des réfugiés à 4 millions. D’après les statistiques des Nations Unies, notre pays accueille 20% des réfugiés à l’échelle globale. 20% ! Donc un réfugié sur cinq dans le monde est accueilli en Turquie. Autre donnée significative : notre pays est celui qui contribue le plus dans le monde en termes de l’aide publique au développement par rapport à son revenu national avec plus de 8 milliards de dollars au titre de l’année 2018.
Ce qui caractérise aussi notre politique étrangère, c’est la dimension humaine. Ce n’est pas toujours une situation donnant-donnant. Par exemple, quand vous êtes en Afrique, vous n’allez pas demander 50 000 euros parce que vous avez construit des puits pour la distribution de l’eau potable. Parfois, il faut faire des choses sans contrepartie tangible. La Turquie a recours à ce genre d’instruments très souvent. Naturellement, il faut que notre aide soit durable donc soutenable dans le temps. Nous faisons attention à cela, mais il faut bien agencer les priorités.
Pour résumer, la Turquie sera encore plus présente dans les questions régionales et globales à l’avenir. Que ce soit pour un soutien financier, humain ou autre, cette présence existera toujours dans le cadre des processus de négociation diplomatique. Regardez le forum diplomatique, qui était prévu pour le mois de mars 2020 à Antalya, avec la participation des leaders politiques, d’anciens chefs d’Etat et de gouvernement, des journalistes, des Organisations non gouvernementales (ONG), des Think tanks, des dirigeants de cercles de réflexion, etc.
Par conséquent, notre politique étrangère à l’avenir pourra se résumer de cette manière-là.
Vous avez aussi parlé des relations avec les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France et l’Union européenne. Commençons peut-être dans l’ordre.
Vous savez qu’avec les Etats-Unis, nous avons des relations d’alliance vieilles de presque 70 ans, mais aussi des relations bilatérales. Nous y attachons une importance particulière. Nous sommes alliés et amis en même temps. On veut bien assumer nos responsabilités, mais on exige le respect. Nos alliés ne devraient passoutenir une organisation terroriste que nous combattons depuis 40 ans. Si je cite l’exemple des relations avec les Etats-Unis, ce n’est pas par hasard. Depuis 2014 au moins, tout en essayant de travailler avec nous, les Etats-Unis ont coopéré sur le terrain au nom – comme ils le disent – de la lutte contre Daech, et passé des alliances avec l’antenne syrienne de l’organisation terroriste PKK, PYD/YPG, qui nous avait agressés. Cela avait provoqué, il faut le dire, une tension sérieuse entre nos pays. C’est cette tension qui nous a poussés à intervenir en Syrie pour mettre fin à ce projet «pseudo étatique kurde ». Nous savions qu’il y avait une structure « étatique » au stade embryonnaire dans ce qu’ils appellent le Rojava. Vous avez suivi la suite : cela a provoqué des réactions en Europe et en France. Dans un autre contexte : compter sur le fait que les Turcs n’allaient pas réagir à cet engagement avec les terroristes de PYD/YPG en Syrie, c’est ne pas connaître les Turcs. Il fallait faire ce constat dès le début. S’engager ainsi avec une antenne syrienne du PKK est une invitation ouverte à la collision avec la Turquie. Il fallait se dire qu’un jour ou l’autre cela allait se produire. Donc, le 9 octobre 2019, la Turquie a lancé l’opération « Source de paix ». Mais il faut dire aussi qu’une opération de cette nature ne se décide pas en une semaine. Parce qu‘on voyait bien que ça n’allait pas, qu’un jour, la dernière goutte ferait déborder le vase. Et c’est arrivé. Cela a affecté nos relations avec les Etats-Unis, s’ajoutant au fait que nous avions décidé d’acheter des missiles (russes) de défense S-400. C’est un autre sujet qui a contribué à ce climat de tension avec Washington. Vous en connaissez les paramètres : nous voulions acheter des Patriot. Depuis 10 ans, le Sénat et le Congrès des Etats-Unisrefusaient de nous les vendre. Quand la décision de les acheter ailleurs a été prise, les Etats-Unis nous en ont demandé la raison. Ce fut l’incompréhension totale dans l’opinion publique turque. « Mais que voulez-vous donc ? Mais vendez-nous-en ! Vous ne voulez pas ? C’est comme acheter une baguette. Vous allez dans une épicerie, une boulangerie, on ne vous vend pas la baguette. Vous voulez aller chez le voisin, on vous dit : “Non, non il ne faut pas y aller.” Mais arrêtez, tant pis, je vais voir avec le voisin s’il veut bien nous le vendre ou pas ». C’est un peu ce qu’il s’est passé avec les S-400.
Geopragma : Quelle est la suite de l’histoire ? L’étape d’après est celle que les Américains ont constatée. Si vous achetez des missiles russes, cela pose alors un problème que vous achetiez des avions américains. C’est le problème du F-35. Si les Américains vous disent : dans ces conditions-là, le fait que vous soyez partie prenante au programme F-35 pose un problème, vous allez dire : « Eh bien, je vais acheter autre chose… ». N’avez-vous pas mis le doigt dans un engrenage dont personne ne maîtrise la fin ?
Ambassadeur de la République de Turquie : On est l’un de ces neuf pays qui participent à ce projet. Pour ce qui nous concerne, nous avons investi un peu plus d’un milliard deux cents millions de dollars.
Geopragma : C’est l’avion le plus cher du monde.
Ambassadeur de la République de Turquie : Oui. Le plus cher du monde. On n’est pas n’importe quel client, comme tous les autres pays d’ailleurs. Les Etats-Unis ne peuvent pas nous exclure d’un tel projet. Un projet dans lequel nous sommes partenaires. Je parlais de justice globale tout à l’heure : voilà, l’une des carences. Il n’y a plus un seul acteur dans le quartier qui dit « Je fais ce que je veux ! ». Ce n’est plus possible. Et quand quelqu’un comme le Président Erdogan le dit haut et fort, alors ça gêne.
En ce qui concerne ce projet, nous avons proposé à nos amis Américains, au niveau bilatéral et dans le cadre de l’OTAN, la création d’un comité technique composé des Turcs, des Américains et aussi des experts de l’OTAN, pour voir s’il y a vraiment interférence (entre les F-35 et les S-400). Alors on reverra la chose. Les Américains prétendent que les S-400 auraient des effets néfastes sur le système électronique des F-35 qui compromettraient l’interopérabilité. C’est la thèse. Vérifions. Selon nous, cela ne devrait pas être le cas puisqu’en Norvège, on a utilisé le F-35 et qu’à 50 km il y a des S-400. En Syrie, sur la base de Hmeimim qui est à 70 km de la frontière turque, il y a des S-400 basés là-bas et les avions F-35 survolent l’espace syrien. Comment cela se fait-il que ces systèmes ne soient pas affectés dans ces deux endroits ?
Geopragma : Oui, donc c’est un faux argument ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Justement ! C’est parce que c’est un faux argument et que nous l’avons compris qu’on insiste là-dessus. Vous avez raison d’évoquer la chose. Que se passe-t-il ? Le 15 décembre 2019, il y a eu une interview du Président Erdogan sur deux télévisions turques. On lui a posé ces questions justement. La commission des Affaires étrangères du Congrès américain qui avait pris une décision sur le soi-disant génocide, mais aussi sur les systèmes d’armement S-400. La réponse était simple : si les Etats-Unis prennent une décision pour infliger des sanctions à la Turquie, la Turquie va envisager la fermeture pure et simple de la base turque d’Incirlik. Demandez à un militaire, au grade de général, connaissant bien les dossiers de l’OTAN ce que signifie la base d’Incirlik en termes militaires. Est-ce que la Turquie peut le faire ? Oui. Elle peut le faire si nous n’avons pas de dénominateur commun quant à la perception des menaces, à la définition des organisations terroristes ainsi qu’une solidarité dans la définition même des noyaux de menaces et de terrorisme. Qu’est-ce que cela veut dire ? À quoi ça rime ? À pas grand-chose ? Ce sera remis sur la table. Et pas seulement : il y a aussi la base de Kürecik qui abrite les systèmes radar de l’OTAN. Parce que depuis des années, on n’arrête pas de nous dire « ça risque de nuire à nos relations, à notre coopération au sein de structures internationales, de l’OTAN, des Nations Unies, etc. ». Arrêtez de nous mettre des barrières de cette nature et arrêtez de nous entraver. C’était pourtant simple. Ils n’ont pas voulu vendre les missiles Patriot. C’est là, l’origine du mal. Le président américain Donald Trump l’a d’ailleurs dit publiquement. C’est l’Administration Obama qui a pris une mauvaise décision et qui, de fait, a donné lieu à ces développements désagréables. Aujourd’hui, plus pour les uns que pour les autres. Avec les Américains, c’est de cette manière-là que les choses se présentent.
Pour la Russie, j’aimerais dire quelques mots là-dessus. De la même façon que l’on avait une approche biaisée en ce qui concerne la qualité de l’allié que nous sommes, on a eu cette même approche biaisée en Occident en ce qui concerne nos relations avec la Russie. Quand les forces armées turques ont abattu cet avion russe le 24 novembre 2015, il y a eu une tension sérieuse entre nos deux pays.Nos amis occidentaux revenaient à la charge en disant : « Il faut tout faire pour faire retomber la tension et trouver une solution pacifique ». Tout le monde ! Et quand on a remis les choses sur les rails avec les Russes, ces mêmes alliés nous disent : « Oh, mais vous êtes allés trop loin avec les Russes. Est-ce que vous êtes en train de changer d’alliance ? Changer d’axe ? ». Il faut savoir ce que vous voulez. Quand on est en conflit avec les Russes, ça ne fait pas votre bonheur. Quand on développe nos relations avec eux, ça ne fait pas votre bonheur non plus. Alors que voulez-vous faire ? C’est là une erreur d’appréciation. Nous, nous voyons ces choses d’une façon très simple. Et je peux dire que les Turcs connaissent les Russes mieux que quiconque. On a eu des conflits armés plus de douze fois dans notre histoire. Et des conflits sérieux. Donc on les connaît bien. Et eux aussi ils nous connaissent. Il faut leur reconnaître une chose. Ils savent très bien que la Turquie est unacteur important dans la région. Elle a son mot à dire quand elle a envie de le faire. Les Turcs aussi savent que la Russie est un partenaire, un pays important dans la région et qu’elle y a aussi des sensibilités. Le tout est de trouver un terrain d’entente. Est-ce que c’est impossible ? Non. Est-ce que c’est facile ? Pas du tout. Chacun connaît les sensibilités et les attentes de l’autre. C’est sur cette base-là que nous avons pu lancer le processus d’Astana. À l’heure où l’on estimait ne plus rien pouvoir faire dans le dossier syrien. Même si de nouvelles attentes se dessinent pour le moment, on a pu recourir au seul processus qui essaye de produire quelque chose, tant bien que mal. Et le résultat est plutôt bien que mal.
La Chine revient à la charge. Moi, quand j’étais étudiant, la Chine avait des taux de croissance de 5-6%, voire 8%. Nos professeurs d’économie politique nous la donnaient en exemple. À l’époque, je parle des années 80, la Chine était un pays en développement. Avec les conséquences que cela implique. Aujourd’hui, c’est la deuxième puissance économique mondiale. Et quand on parle de la puissance économique, cela implique nécessairement une puissance politique. Il faut en tenir compte et il faut, non pas considérer les concurrents en ennemis, mais comme des concurrents sérieux. C’est-à-dire qu’avec la Chine, il y a peut-être plus de moyens pour coopérer et collaborer que d’aller au conflit. Il faut qu’eux aussi le comprennent, bien sûr.
Geopragma : Y a-t-il déjà des accords conclus avec la Chine dans le cadre des Routes de la soie ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Non. Mais il y a des infrastructures réalisées par notre pays qui complètent ce projet. Je vous donne quelques exemples. Nous avions commencé par exemple le Pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) en mer Méditerranée. On a procédé à son ouverture il y a quelques années de cela. Il peut s’inscrire dans ce cadre-là. Il en est de même pour la voie ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars (BTK). Cette voie ferroviaire moderne a été construite à notre initiative, et est devenue un projet conjoint Turquie-Géorgie-Azerbaïdjan. Que s’est-il passé ? Un train qui est parti d’une province en Chine il y a quelques semaines, en empruntant cette voie BTK, est arrivé jusqu’à Ankara et, à partir de là, est passé en Europe. Il a traversé aussi le Marmaray. Un projet que nous avions construit nous-mêmes. C’est la première voie ferroviaire sous le Bosphore. Elle relie l’Asie et l’Europe.
Geopragma : Je ne connaissais pas cette voie. Elle est opérationnelle ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Oui ! Chaque jour un million et demi de voyageurs passent d’une rive du Bosphore à l’autre.
Geopragma : Je confesse mon ignorance.
Ambassadeur de la République de Turquie : Il faut qu’on fasse des séances d’information avec nos amis !
Geopragma : Certainement.
Ambassadeur de la République de Turquie : Le premier pont sur le Bosphore a été construit dans les années 70. Par la suite, mais assez récemment, on a construit deux autres ponts. Il y a maintenant trois ponts classiques sur le Bosphore. Et ce n’est pas fini. Il y a deux ans de cela, on a fini ce projet ferroviaire souterrain, le Marmaray, qui relie les deux rives du Bosphore, en métro, en train, et est conçu pour accueillir des trains de longue distance. Il y a aussi un autre tunnel sous le Bosphore pour les voitures, le tunnel Euro-Asie. Vous pouvez traverser le Bosphore, soit par les trois ponts classiques existants, en tant que voyageur sans voiture, en train, soit en voiture viale tunnel Euro-Asie. Donc il y a cinq voies de transfert sur le Bosphore. Ces trois projets d’infrastructure sont d’une certaine manière complémentaires du projet chinois.
Geopragma : C’est une prolongation…
Ambassadeur de la République de Turquie : Absolument. Surtout le Marmaray qui est la voie ferroviaire immergée.
Geopragma : Donc vous êtes en pleine Eurasie, en pleine dimension eurasiatique assumée et souhaitée ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Absolument. On s’inscrit dans ce contexte eurasiatique. Et ce n’est pas fini : on a mis en œuvre le gazoduc TANAP, opérationnel depuis quelques années et qui permet le transit de gaz à partir de l’Azerbaïdjan jusqu’à la Turquie. Mais avec cette extension dont on a posé la première pierre il y a une dizaine de jours, le TAP (Trans Adriatic Pipeline) qui va aller jusqu’en Italie, en Grèce, en Albanie, il aura une capacité de 25 milliards de mètrescubes de gaz par an, etc.
Geopragma : Il y a aussi le gazoduc Turkish Stream.
Ambassadeur de la République de Turquie : Merci de le rappeler. Le gazoduc, lancé le 8 janvier 2020 à Istanbul, part d’Anapa en Russie, traverse la mer Noire et arrive à Kıyıköy en Turquie. Il y aura aussi le Turkish Stream 2. Le premier est destiné au marché intérieur turc. Le second, c’est pour l’Europe.
Geopragma : Alors, vous faites comme le North Stream 2, vous le doublez pour le rendre plus efficace ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Pour l’exporter sur le marché européen. C’est une deuxième ligne qui s’étendra de la Bulgarie à la Serbie et la Hongrie.
Geopragma : Donc, vous vous inscrivez dans la dimension de l’Eurasie telle que moi je la vois.
Ambassadeur de la République de Turquie : C’est quelque chose qui vous intéresse, j’imagine, il y a de la matière !
Geopragma : Oui, parce que je suis convaincue que c’est l’avenir. Et c’est l’avenir aussi de l’Union européenne de s’inscrire dans cette dimension-là au lieu de rester comme elle est, toute congelée avec ses problèmes intérieurs. Le futur c’est de se relier à tout ça.
Ambassadeur de la République de Turquie : Puisque vous avez abordé le sujet de l’Union européenne et que vous avez posé des questions, je vais y répondre. Je ne peux pas ne pas commencer ma réponse par une question. Pourquoi cette Union européenne est-elle tellement dupe ? Pourquoi est-elle si short sighted, si peureuse ? Elle construit des murs autour d’elle, mais pas autre chose. C’est décevant. Sur la Turquie, ils essayent de nous coller par tous les moyens une image « d’extraterrestre » qui n’a rien à voir avec nous. Je n’y comprends plus rien. Pas en tant que Turc, ni en tant qu’Ambassadeur de Turquie, mais en tant qu’homme. Je me dis : comment expliquer que les gens dans l’Union européenne puissent être habités de cet état d’esprit ? Qu’est-ce qui leur fait si peur ? Ils ont peur d’eux-mêmes, je crois.
Geopragma : Je crois pour ma part que nous sommes devenus trop peu sûrs culturellement de ce que nous sommes pour pouvoir envisager une telle extension… Parce que c’est ça aussi le problème à mon avis : les nations qui peuvent envisager d’accueillir « l’autre » sereinement sont celles qui arrivent à assumer, à exprimer fièrement ce qu’elles sont ou ce qu’elles ont été historiquement, dans toutes les époques de l’Histoire, les pires, les meilleures, les plus grandes. Ce que font très bien les Russes, les Turcs ou encore les Iraniens…
Ambassadeur de la République de Turquie : Ils peuvent le faire !
Geopragma : Certes. Mais nous en Europe, n’y arrivons pas du tout. On a un gros problème. On a un gros complexe, en fait. On a un complexe politique et historique terrifiant. Et à partir de ce moment-là, on devient faible, peureux.
Ambassadeur de la République de Turquie : Mais justement, au lieu de rester dans la peur et dans la carence, on peut essayer de s’en sortir. Moi, j’ai toujours pensé sincèrement que la Turquie conférerait à l’Union européenne cette dimension internationale qu’elle n’a pas et qu’elle ne pourra jamais avoir sans elle. Car, si on intégrait la Turquie à l’Union européenne, le lendemain l’Union européenne serait impliquée dans les affaires du monde. Le lendemain. Cela étant, pour nous, l’Europe et l’Occident ne se réduisent pas à l’Union européenne. Contrairement à tout ce que l’on dit, je n’ai jamais cru que l’Union européenne soit un projet civilisationnel. Elle ne l’est pas. Ce n’est pas en décrétant la suprématie, la primauté des droits fondamentaux avec le Traité de Maastricht et consolidé par Amsterdam, repris par Nice, ensuite incorporé dans le Traité constitutionnel qu’on n’a pas su faire voter et dans le Traité de Lisbonne, qu’on affirme un projet civilisationnel solide.
Geopragma : Je suis d’accord… Ces cadres institutionnels sont des poupées russes sans tête et sans chair.
Ambassadeur de la République de Turquie : Oui ! Ce n’est pas ça qui en fait un projet civilisationnel. Il y a des valeurs en Europe que nous partageons, même si nous avons des difficultés parfois pour en observer le plein respect, et nous en assumons la carence. On a toujours demandé de l’empathie et de la compréhension à nos amis européens, et on n’en n’a pas toujours trouvé. Mais ce n’est pas pour autant que nous renonçons à notre projet. Cela figure toujours comme objectif étatique numéro un de notre pays, quelles que soient les difficultés. Des difficultés inhérentes à l’Union européenne, mais qui sont conjoncturelles par nature chez nous. Mais je pense que nos difficultés à nous, Turcs, sont beaucoup plus facilement surmontables que celles de l’Union européenne. Nos difficultés sont de nature technique. Si demain, le président de la Commission européenne ou le président du Conseil faisait une déclaration à la presse et disait : « Ah les Turcs ! On s’est toujours tapés dessus, des déclarations, sur ceci, sur cela, nous les meilleurs du monde. Tout ça, on le met de côté, et si vous êtes techniquement prêts, le lendemain, vous êtes intégrés dans l’Union. ». Je vous assure qu’en maximum trois ans, la Turquie ferait tout pour être prête. Vous me direz : « Mais pourquoi vous ne le faites pas alors ? ». On ne le fait pas car pour le moment, rien ne nous encourage ni ne nous presse. Et l’anomalie se trouve à ce niveau-là. On ne nous donne aucune perspective, et en même temps on exige : « Faites ceci, faites cela ». Par exemple, on nous accuse beaucoup sur la situation des journalistes, sur la question des droits de l’Homme, sur l’efficacité de l’appareil judiciaire, etc. Depuis des années, on demande aux instances de l’Union de commencer les négociations prévues aux chapitres 23 et 24, le premier sur le pouvoir judiciaire et les droits fondamentaux et le deuxième sur la justice, la liberté et la sécurité. Entrons en négociation ! Et dites-nous ce qui nous manque dans ces chapitres-là, pour que l’on puisse se mettre au niveau. Ça, c’est du côté turc et c’est plutôt technique, je dirais. Du côté de l’Union, c’est plutôt existentiel. Ça veut dire la chose suivante : politiquement parlant et un peu culturellement – je mets la dimension institutionnelle dans ce qui est politique -, l’Union européenne n’est pas prête, et le sera difficilement à l’avenir, à accepter l’idée d’intégrer la Turquie. Chère Madame, la difficulté n’est pas le fait des pays auxquels on pense en premier. Je ne vais pas donner de noms, mais ce sont les « grands ». Ce sont les « grands » qui se posent des questions ontologiques.
Geopragma : Oui, mais c’est important cette question d’ontologie.
Ambassadeur de la République de Turquie : C’est eux qui se posent les questions les plus ontologiques. C’est devenu comme un dialogue de sourds. « Ah, les Turcs, ils ne seront jamais prêts… »
Geopragma : Il y a un énorme tabou, si vous me le permettez, qui est le tabou de l’islam.
Ambassadeur de la République de Turquie : Il y a ça aussi. Et là, je vais vous dire quelque chose, que je ne me souviens pas avoir déjà dit en public, peut-être pas devant les médias français, par rapport à l’islam. Je pense que – et ce n’est pas dans vos questions – l’Europe, et de surcroit, l’Europe de l’Union est confrontée à une question cruciale en ce qui concerne l’islam en Europe ou l’islam de l’Europe. Et sans avoir une idée précise sur cette question-là, l’Europe ne saura jamais donner une réponse à la Turquie. C’est net. Mais on n’ose pas le dire. Moi je le dis.
Geopragma : C’est pour ça que je me permets de l’évoquer car à mon sens, c’est le nœud gordien implicite.
Ambassadeur de la République de Turquie : L’Europe n’arrive pas à se poser cette question : comment la traiter, avec quels paramètres ? Regardez un peu le débat en France. Pour certains, il suffit de voir une femme voilée pour dire que c’est la dernière militante de Daesh. Ce n’est pas comme ça qu’on va y arriver. Bien sûr, Daesh exploite la croyance de certains, de certaines religions, c’est vrai, mais est-ce qu’on a le droit de tout réduire à une simple apparence ? Est-ce qu’un Hindou qui marche dans les rues autour de Saint-Germain, est assimilable pour autant à quelque chose de dangereux ?
Geopragma : Mais c’est un peu différent, c’est l’aspect prosélyte des choses. Il y a une collision entre des problématiques sociétales et religieuses. Il y a l’incapacité que nous avons nous, en tant qu’Etat, d’édicter des règles et de les faire respecter, ce qui est un sérieux problème. Et tout ça nourrit un grand sac de confusion et d’excuses politiques !
Ambassadeur de la République de Turquie : Je crois que la politique peut faciliter la compréhension des choses. Je me rappelle des propos de Michel Onfray, professeur à l’Université populaire de Caen, juste après les attentats du 13 novembre 2015. II avait regretté qu’« aucun débat serein ne soit plus possible en France au sujet de l’islam » et repoussé la publication de son essai « Penser l’islam ». Si l’on aborde des questions nouvelles avec des approches anciennes, à coup sûr, on ne pourra pas avancer. À coup sûr. Ma question est simple : en France ou en Europe, la loi de 1905 est une loi fondamentale. Mais lorsqu’elle fut écrite, modelée, quelle était la donne en France, en Europe ? Il y avait tout sauf l’islam.
Geopragma : Bien sûr.
Ambassadeur de la République de Turquie : Il y avait le christianisme, c’est normal. L’orthodoxie, c’est normal. Le protestantisme, c’est normal et le judaïsme, c’est normal.
Geopragma : C’est l’histoire de l’Europe.
Ambassadeur de la République de Turquie : C’est l’histoire de l’Europe. Il n’y a rien d’anormal à cela, mais aujourd’hui il se trouve que vous avez en France presque 10 millions de musulmans. Est-ce que leurs demandes les plus légitimes seront assimilées à une déviation de la République ou y a-t-il un moyen de faire en sorte que l’on trouve les moyens de vivre ensemble, de concevoir un projet sociétal plus pacifique tenant compte des sensibilités des uns et des autres ?
Geopragma : Et en tenant compte aussi des besoins d’intégration du pays et même d’assimilation à la culture française qui est celle d’un pays façonné par le christianisme puis sécularisé mais où, par nature et culture, le christianisme demeure au fondement des valeurs et des pratiques sociales et politiques avec une laïcité permettant de renvoyer le religieux au domaine de l’intime. Parce que c’est ça le problème. C’est qu’on a un pays éclaté maintenant, en voie de communautarisation, et donc de fragilisation nationale. Nous, on n’est pas dans le retour des nations.
Ambassadeur de la République de Turquie : Je ne sais pas si on peut être aussi pessimiste. On insiste trop sur des thèmes qui ne peuvent que mener à des situations d’éclatement. Quand je lis certains articles dans la presse, j’ai l’impression que la terre tremble, que l’édifice s’écroule, on reste en dessous, et puis on a besoin des pompiers qui sont en retard. C’est un peu cela. Oui, il y a des gens qui instrumentalisent certaines choses. La Révolution, ou autre. L’Etat est là, les services de l’ordre sont là. Il faut qu’ils soient impitoyables.
Geopragma : Mais ils ne le sont pas, car le doute identitaire et souverain nous a saisis et l’on cherche notre salut dans le déni de l’histoire et de notre singularité.
Ambassadeur de la République de Turquie : Ils doivent être impitoyables quand il le faut. Mais ça ne doit pas nécessairement mener à une restriction de la liberté des uns et des autres. Si un juif se promène dans la rue avec sa kippa, moi ça ne me gêne pas. Est-ce que ça gêne quelqu’un ? Il y en a qui le sont.
Geopragma : Oui, mais il y a un problème de proportion, il y a un problème de vision, il y a un problème de perception d’une unité nationale et il y a un problème d’autorité de l’Etat. Si vous sentez que vous avez un Etat structuré, vertébré qui réagit, qui fait des lois – Dieu sait si on en fait – et surtout qui les fait respecter ! Parce que nous déjà, on ne les met pas en pratique. Si on a tout ça, on peut devenir infiniment plus tolérant, parce qu’on est plus rassuré. Mais si vous sentez que l’Etat lui-même hésite, fluctue, n’ose pas être ferme et promouvoir une véritable intégration (et une intégration, c’est contraignant, ce n’est pas à la carte), si l’on sent qu’il a peur de son histoire, de son passé. La Turquie n’a pas peur de son passé !
Ambassadeur de la République de Turquie : Je ne crois pas en effet.
Geopragma : Il faut comparer ce qui est comparable. Les problèmes à mon avis — encore une fois je parle en mon nom propre —, c’est que malheureusement, on faseille identitairement, et dès qu’on faseille identitairement, toutes les perceptions sont différentes. Ce n’est pas le cas de la Turquie. Ni celui de la Russie, pays historiquement multiculturel et multiconfessionnel par exemple. Dès qu’on vacille identitairement, tout ce qui paraît être massif, différent et conquérant fait peur. Par ailleurs, certains faits sont inadmissibles. Il y a des choses qui ne devraient pas exister, de mon point de vue, dans ce pays. Parce qu’on est un pays souverain, vous ne l’accepteriez pas chez vous ! Voilà.
Ambassadeur de la République de Turquie : Chère Madame, est-ce que l’on préfère par exemple une femme voilée qui fait son travail, qui éduque ses enfants et qui vit en harmonie avec la société, sans plus ? Ou un type qui travaille à la préfecture d’Île-de-France, qui n’est pas voilé du tout, qui n’est rien du tout, mais qui égorge quatre personnes ? Pour vous dire combien les apparences sont trompeuses. Ce type-là a pu se dissimuler pendant des années.
Geopragma : Je suis bien d’accord avec vous sur cet exemple, mais pour moi, c’est encore un autre sujet. Moi, j’ai une vision un peu drastique sur le voile qui n’a pas lieu d’être porté dans l’espace public au sens large. Je ne pense pas que ce soit un signe religieux, mais plutôt un signe politique et social, un signe d’affirmation incompatible avec ce qu’est la France, avec ses valeurs d’égalité et de liberté notamment pour les femmes, et donc avec la République.
Ambassadeur de la République de Turquie : C’est parce que c’est un problème aujourd’hui social.
Geopragma : Ça l’est devenu.
Ambassadeur de la République de Turquie : Ça l’est devenu. Nous suivons le débat. Je vois que c’est un problème public en France.
Geopragma : Il n’y a jamais eu autant de voiles. Il n’y en avait pas autant avant.
Ambassadeur de la République de Turquie : Oui.
Geopragma : Les femmes ne ressentaient pas le besoin de se voiler il y a vingt ans. Elles ne se voilaient pas en France. Il y en avait très très peu. Dans le Sud de la France, je peux vous dire que tous les villages ont changé. Tout a changé parce qu’on a laissé faire. Il y a plein de pays dans le monde où cela ne se produirait pas. Mais nous, on a laissé faire. Et maintenant, on a de vrais sujets qui du coup se cristallisent bêtement – ce qu’on voit, ce sont les apparences – et diabolisent, déforment une pratique qui peut avoir ses dérives. Mais là, nous parlons des gens de l’ordinaire. C’est la colonne vertébrale qui est importante. On n’est pas un pays musulman. On est un pays d’origine catholique.
Ambassadeur de la République de Turquie : Tout à fait. Mais c’est normal !
Geopragma : Et nous le sommes. Et on le sera toujours j’espère. Mais il ne s’agit plus de le démontrer. Le sujet n’est plus la religion ostentatoire. Justement la religion devrait rentrer sous les lois de la république. C’est quand même ça la laïcité. Il est évident qu’il y a quand même une prime à ce qui a été l’histoire de France. L’histoire de France, c’est l’histoire d’un grand pays chrétien qui a su s’autonomiser politiquement par rapport à l’Eglise. Nous n’avons pas fait tout cela pour tomber sous un quelconque autre joug.
Ambassadeur de la République de Turquie : Ça, on ne peut pas le remettre en cause. Ce serait une erreur d’ailleurs. C’est l’identité du pays.
Geopragma : Et justement. Comme on a un problème identitaire, parce qu’on n’ose plus le dire tout en le ressentant, ça devient compliqué pour le reste de la population qui est sans confession ou d’autres confessions.
Ambassadeur de la République de Turquie : Quand on pousse vers les extrêmes, on ne s’en sort pas. Il y a un autre exemple : un enfant musulman qui ne veut pas manger du porc à la cantine à l’école.
Geopragma : Eh bien, il n’en mange pas.
Ambassadeur de la République de Turquie : Voilà, c’est tout ! Mais on en fait un problème.
Geopragma : Oui, on en fait un problème à partir du moment où il faut faire des menus différents.
Ambassadeur de la République de Turquie : Ceux qui veulent manger, qu’ils mangent. Mais ceux qui n’en veulent pas, qu’ils ne mangent pas. On ne doit pas le présenter comme un problème.
Geopragma : Il y a toujours plein de questions. Mais ce sont de faux problèmes.
Ambassadeur de la République de Turquie : Ce sont de faux problèmes.
Geopragma : Quels sont pour vous les axes d’alliance à venir ? Et quid de vos « adversaires », « concurrents » ou « partenaires » ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Des axes d’alliance…
Geopragma : Est-ce que ça existe encore ? Ou sont-ce des alliances à géométrie variable ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Des axes d’alliance… Il est difficile de parler d’axes. Il y a différents axes qui s’ébauchent, mais des axes d’alliance ? Je crois que c’est trop tôt pour le dire. Quand par exemple, il y a le changement de pivot des Etats-Unis, déjà à l’époque du Président Obama, vers le Pacifique, c’était un changement d’axe, une nette prise de position. Mais est-ce que cela, c’est une alliance ? Est-ce qu’il faut voir nécessairement d’autres pays autour de cela ? Ce n’est pas nécessairement le cas.
Geopragma : Mais pour vous, la Turquie ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Pour nous, la Turquie, il est sûr qu’elle fera alliance avec elle-même. C’est sûr. Ça veut dire qu’elle va de plus en plus tenir compte de ses capacités nationales à elle. Nous avons eu assez d’expériences frustrantes avec les Patriot, avec les S-400, et très récemment avec la suspension des exportations d’armes après l’opération « Source de paix », de différents pays européens, de nos amis français aussi. Donc, il y a une prise de conscience de plus en plus prononcée, nette, consistant à dire qu’il faut que l’on développe nos capacités propres. Au-delà, je ne sais pas s’il faut parler d’alliance, mais de cercles de coopération. Par exemple, ce qu’on fait avec les Russes et les Iraniens sur le dossier syrien : ce n’est pas une alliance.
Geopragma : Ce n’est pas une alliance ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Je ne pense pas que ce soit une alliance.
Geopragma : Parce que ce n’est pas durable.
Ambassadeur de la République de Turquie : Il y a des coopérations qui durent autant, sinon plus que les alliances.
Geopragma : C’est vrai.
Ambassadeur de la République de Turquie : Il y a ça aussi. Ce n’est pas une alliance en tout cas.
Geopragma : Pas formelle.
Ambassadeur de la République de Turquie : Mais de fait, ça existe. C’est une structure de coopération, en fonction des dossiers à l’ordre du jour, et cette structure est efficace. Enfin, dans une large mesure. Mais il n’y a pas d’alliance totale. On l’a vu au sommet de Londres, les 3 et 4 décembre 2019. Le caractère d’allié, l’engagement en tant qu’allié n’est malheureusement pas toujours total. Si tel était le cas, on n’aurait pas eu certaines déclarations avant même le sommet de Londres. Permettez-moi de ne pas entrer dans les détails…
Geopragma : Oui.
Ambassadeur de la République de Turquie : Vous voyez à quoi je veux en venir ?
Geopragma : Si vous me permettez, à ce sujet, ce qui m’a surpris tout à l’heure, c’était l’importance que vous accordiez à l’Union européenne. Ma perception, qui est peut-être erronée, c’est que pendant très longtemps, votre orientation politique majeure, c’était effectivement l’inclusion dans l’Union européenne, et que depuis déjà un certain temps, vous aviez vous-même fait l’opération de bascule que vous évoquiez à propos d’Obama. C’est-à-dire qu’en réalité, votre priorité n’est plus l’Europe occidentale, mais la région de la Méditerranée orientale, les Balkans, l’Asie centrale et l’Afrique, que vous avez citée tout à l’heure à propos de l’aide au développement. J’avais l’impression que l’Europe de l’Ouest n’était plus tellement votre priorité, et que vous aviez une politique beaucoup plus large et avec une ambition globale. N’avez-vous pas vous-même changé d’orientation diplomatique, non pas pour créer de nouvelles alliances, j’ai bien noté ce que vous venez de dire et qui est important, mais pour changer d’horizon ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Merci pour la question. Je l’entends. Elle me permet de faire une autocritique de notre diplomatie. La réponse à votre question est : non. Nous n’avons pas changé d’horizon. Nous avons complété notre horizon. Ce n’est pas pareil. Il est vrai que jusqu’à une vingtaine d’années, notre diplomatie s’était contentée du camp occidental seulement. Le reste, je ne dirais pas qu’il n’avait pas d’importance du tout, mais il n’avait pas de priorité. On a pris conscience de cela, et ça c’est le propre du Président Erdogan, il faut le lui reconnaître. C’est le Président Erdogan qui a procédé à cette ouverture. C’est quand même lorsque le Président Erdogan était Premier ministre qu’il a abordé et réalisé les réformes les plus importantes en ce qui concerne le rapprochement avec l’Union européenne dans tous les domaines. Il n’y a jamais eu autant de décisions, d’engagements favorables que sous le premier et le second gouvernement Erdogan. Après vous allez me dire : pourquoi ça a changé ? Cela n’a pas changé. Il s’est rendu compte d’une chose : nous ne nous intéressions pas assez au Moyen-Orient, alors que pourtant nous sommes dans la région ! Nous ne nous intéressions pas assez à l’Asie centrale, alors que pourtant nous sommes de la même famille. Les Azéris, les Ouzbeks, les Turkmènes, les Kirghizes… Tout ça, c’est la même famille.
Geopragma : Est-ce que vous ne changez pas d’identité d’une certaine manière ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Non, non. On ne change pas d’identité. Il y avait toujours une identité qui n’était pas aussi visible, c’est tout. On s’est rendu compte qu’on était à côté du Moyen-Orient et qu’on ne s’y intéressait pas assez. On avait des liens de famille avec l’Asie centrale, et on les pensait loin, psychologiquement, politiquement. On avait quand même assez de liens avec l’Afrique, mais on ne s’y intéressait pas assez. Tous ces axes, on a voulu les développer, les inclure à l’ordre du jour de notre politique étrangère, sans nécessairement négliger l’Europe. Les difficultés avec l’Europe sont d’une autre nature. On en a parlé longuement tout à l’heure. Je le vois de cette manière-là. Je pense que c’était une carence pour nous de ne pas nous intéresser assez au Moyen-Orient, assez à l’Asie centrale, assez à l’Afrique. Et c’était une carence que l’on a corrigée. Ce n’est pas au détriment de l’Europe ou du projet européen. Regardez, aujourd’hui encore, grosso modo, 40 à 45% de notre commerce extérieur est avec l’Europe. 47% des exportations, 42% des importations ou vice versa. C’est énorme. Et avec le Moyen-Orient, ça doit faire dans les 15-17%, avec l’Asie, comprenant la Chine et la Russie, ça ne fait pas autant que l’Europe, et ensuite, le reste du monde. Vous voyez ! Quand on voit de l’extérieur, on n’a pas cette impression. Mais il est vrai qu’il y a un élargissement de notre angle. Mais dans cet angle, il y a toujours l’Europe, omniprésente. Nous sommes toujours pays candidat, même si ça n’avance pas. Nous sommes en négociation avec l’Union européenne. Nous sommes, malgré le débat, un membre actif et responsable de l’OTAN. Nous sommes l’un des pays fondateurs, et nous y tenons beaucoup, du Conseil de l’Europe. On est en Europe. Notre pays est en Europe depuis le XVème siècle. On y sera toujours, avec environ cinq millions de ressortissants en Europe. L’Europe pour nous ne se résume pas à l’Union européenne, et heureusement, avec les difficultés actuelles auxquelles elle est confrontée. Vous voyez la réponse à votre question, c’est un peu cela. Et ne négligez pas que l’on ne voit pas nécessairement d’adversaires. On voit des partenaires. On peut travailler avec tout le monde, mais à condition que l’on nous respecte. On considère plutôt les autres comme des partenaires, au mieux des concurrents. Adversaires… si on ne nous considère pas comme un adversaire, on n’a pas de raison de qualifier qui que ce soit d’adversaire.
Sur la France. Peut-être un mot pour la France. Quand même. Il ne faut pas se fier aux apparences. Il ne faut pas que certaines déclarations de part et d’autre nous découragent. Nos pays sont des alliés, des amis de longue date. Pour nous, nos relations remontent à 1483. Ça fait 536 ans. À l’époque, j’aime bien le dire et le répéter, ça me fait plaisir, imaginez le nombre de pays en Europe. Une dizaine : la France, l’Allemagne, l’Espagne qui était presque Française… Et puis l’Italie, l’Autriche. Qu’est-ce qu’il y a de plus ? Vous aviez quelques pays en Europe. Mais déjà à l’époque ces pays-là étaient en relation, alors que tous les autres n’existaient pas. Les Etats-Unis, dont on parle tant, n’existaient pas. Nous avions déjà alors établi des relations diplomatiques avec la France, la Pologne, l’Angleterre. Les Américains n’étaient pas là.
Geopragma : Il y en avait quand même, mais ce n’était pas les mêmes.
Ambassadeur de la République de Turquie : Pardon ?
Geopragma : Les Indiens d’Amérique, mais je plaisante. Ils n’étaient pas exterminés encore.
Ambassadeur de la République de Turquie : Je n’en parle pas. Alors que nous, Français, Turcs, nous étions en relation, alors que tous ces pays-là n’existaient pas encore. Nous avons un recul historique qui constitue une base propice considérable pour travailler davantage ensemble. Nous avons beaucoup à gagner et à mettre en valeur en travaillant davantage ensemble. Et je sais que c’est possible, même dans les dossiers les plus sensibles, il est possible de le faire, à condition de faire preuve d’un peu plus d’empathie.
Durant plus de cinq siècles, dans les domaines économiques, commerciaux, politiques, militaires, sécuritaires, culturels, scientifiques, historiques, de lutte contre le terrorisme, etc., on a développé un éventail considérable de coopération entre nos deux pays. On a un volume de commerce de plus de 14 milliards d’euros. Ce n’est pas négligeable, mais ce n’est pas suffisant. Il y a d’énormes potentialités : il y a presque 1500 entreprises françaises qui opèrent en Turquie. Les firmes les plus grandes, Thales, Engie, Renault, Safran, etc., travaillent en Turquie, et à ce que je sache, elles ne sont pas mécontentes.
Geopragma : Vous avez abordé la France, alors on aurait pu s’intéresser au rôle que vous aimeriez voir jouer la France, au rôle mondial. Est-ce que vous estimez qu’elle le joue, et sinon, quelles seraient les conditions pour qu’elle le joue ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Mais cette question, on ne la pose pas à un ambassadeur en poste.
Geopragma : Je sais, je sais. Mais je pose des questions irrévérencieuses. Vous pouvez ne pas répondre ceci dit.
Ambassadeur de la République de Turquie : La France est une grande nation, une grande puissance. Est-ce qu’elle assume le rôle qui peut être tiré de tous ces éléments-là ? Ça, c’est un aspect qui pourrait être apprécié par les interlocuteurs français. Mais de manière générale, on peut toujours dire qu’on peut toujours mieux faire. Et c’est valable pour tout le monde. Nous voyons la France comme un ancien et grand ami, donc on souhaite qu’elle ait un rôle plus prépondérant et qu’on puisse travailler davantage ensemble.
Geopragma : Sur quels dossiers ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Il y a des dossiers, par exemple, dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. C’est peut-être le dossier où notre coopération a pu prendre l’élan le plus profond. Dans la lutte contre le terrorisme, c’est très avancé. En dépit des difficultés. Mais il y en a toujours ! Par exemple, je l’affirme encore une fois : la France n’a jamais eu de relation plus poussée sur le dossier Daesh qu’avec la Turquie. Il y a des choses que je ne peux pas citer pour des raisons évidentes, mais je peux me contenter de ce constat : l’étendue de notre coopération dans la lutte contre le terrorisme et Daesh est beaucoup plus large que l’on en a l’impression. Et c’est du sérieux. Ce qu’on attend de la France ? Nous, Turcs, souhaiterions que l’on puisse pousser aussi loin notre coopération dans la lutte contre le PKK. Il y a certains développements, mais pas à la hauteur de nos attentes. On travaille à tous les niveaux : aux niveaux présidentiel, ministériel, diplomatique, mais aussi au niveau des services des renseignements. C’est ce qui est le moins visible.
Geopragma : Mais ça se fait.
Ambassadeur la République de Turquie : Et comment !
Geopragma : C’est une bonne chose.
Ambassadeur de la République de Turquie : L’essentiel des choses transite par cette voie.
Geopragma : Et vous pensez que nous serions utiles, qu’on aurait des choses à donner, à partager concernant le PKK ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Contre le PKK, il y a des choses qu’on pourrait faire. Par exemple, que la France procède davantage à des gels d’avoirs de certains militants qu’ils ont identifiés. Nous leur avons communiqué quelques dossiers, des noms. Pour ces personnes-là aussi, on espère un jour avoir le même traitement. On espère que nos amis français pourront prendre des mesures contre ces individus. Et aussi, puisque vous avez parlé des attentes, nous avons vécu un tremblement de terre sans précédent le 15 juillet 2016. Je parle de la tentative de coup d’Etat qui est le fait de l’organisation terroriste FETÖ. Cette structure n’est pas considérée comme une organisation terroriste en France. Ça me ferait plaisir de voir cette structure considérée comme telle par les autorités françaises.
Geopragma : Vous n’avez pas parlé non plus des Etats-Unis.
Ambassadeur de la République de Turquie : Non plus.
Geopragma : Non, non. Mais je vous pose la question.
Ambassadeur de la République de Turquie : Les Etats-Unis ne reconnaissent pas FETÖ comme organisation terroriste. Ce sont eux qui hébergent le leader de cette organisation terroriste…
Geopragma : Oui, mais c’est un grand allié de votre président quand même.
Ambassadeur de la République de Turquie : Justement ! C’est un allié de notre pays aussi, comme la France. Mais là justement, tout à l’heure, on parlait de nos relations avec les Etats-Unis, de nos difficultés. L’une des difficultés fondamentales entre nous et les Etats-Unis, c’est justement cette question.
Geopragma : Vous pensez que ce sont eux qui ont essayé d’organiser le coup d’Etat ? C’est une simple hypothèse.
Ambassadeur de la République de Turquie : Nous sommes sûrs de la personne qui en est l’instigateur. On leur avait transmis des dossiers, des dizaines de classeurs. Mais les Etats-Unis n’arrivent pas à changer leurs procédures, leurs approches en la matière. Et nous sommes sûrs qu’eux en savent au moins autant que nous sur cette structure. Que reste-t-il dans le volet terroriste ? Il y a bien sûr l’antenne syrienne du PKK qui est le PYD/YPG. Elle n’est pas considérée comme telle, comme terroriste. Il y a quelques six ou sept pays européens dont la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, etc.qui ne la considèrent pas comme telle. Ça, ça va continuer à rester sur la table, pour ne pas le dire autrement, entre notre pays et nos amis alliés. Je crois qu’on a besoin de reprendre cela sérieusement en main. C’est comme un clou dans la chaussette. On ne peut pas continuer à marcher dessus, ça fait mal.
Geopragma : Peut-être cela pourrait-il se faire si la France était intégrée avec le soutien de la Turquie au processus d’Astana… Parce que nous, on a un autre problème : on est totalement exclus du jeu ! Par notre faute certes…
Ambassadeur de la République de Turquie : Puisque vous m’avez posé la question, je vais vous répondre franchement. Quand la structure a été montée, c’était d’abord la Russie et la Turquie. Cela étant, on a vu que, sans l’engagement de l’Iran dans l’équation, on ne pouvait pas avancer dans le dossier syrien. Pourquoi ? Parce que par les intermédiaires des milices, ils étaient sur le terrain, que ce soient les membres des Gardiens de la révolution, les milices chiites locales ou le Hezbollah qu’ils ont fait entrer dans le théâtre syrien fin 2013 ou 2014. On avait vu que ce n’était pas possible, qu’il fallait l’inclure. Et dès le début, nous avons proposé aux partenaires restreints que l’Union européenne, les Nations Unies et quelques pays européens puissent prendre part à ce Forum.
Geopragma : Et les Russes et les Iraniens ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Au terme des négociations, nous avons pu réussir à faire inclure les Nations Unies. Si les Nations Unies n’étaient pas présentes dans la structure d’Astana, nous non plus on n’a rien à y faire. Sans une légitimité internationale qui résulte des Nations Unies, on ne peut pas faire cavalier seul comme ça. On a fini par inclure les Nations Unies dans l’équation. Par la suite, sur proposition des uns et des autres, on a pu inclure l’Irak et le Liban comme observateurs. La France aussi depuis le début est observateur. Ils ne prennent pas part aux réunions. Mais dans chaque round de négociation, il y a des pourparlers en parallèle, en inter-réunions avec les différents participants, etc.
Geopragma : Oui, j’essayais de dessiner les contours d’un échange de bons procédés, si vous voulez. Par rapport à vos préoccupations vis-à-vis du YPG.
Ambassadeur de la République de Turquie : Oui, justement. Il y a aussi des attentes au niveau du YPG. On attend une position plus prononcée en ce qui concerne le PKK. C’est ce qu’on attend au niveau bilatéral avec la France, cela pourrait nous permettre d’aller plus loin. En ce qui concerne les dossiers régionaux, ou globaux, je pense que les Turcs et les Français ont tout à gagner à travailler ensemble. En travaillant ensemble, ils pourront aller encore plus loin.
Geopragma : Nous avons sauté une question. Le « choc des civilisations ». Ça existe encore ou pas ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Eh bien le « choc des civilisations », je crois que nous en avons évoqué quelques éléments. Je crois que les gens ne sont pas assez courageux et honnêtes pour nommer les choses. Par exemple, tout ce dont on parle : cette instance européenne sur la candidature turque, si ce n’est pas un choc, c’est une peur civilisationnelle.
Geopragma : Oui, c’est vrai.
Ambassadeur de la République de Turquie : Une peur civilisationnelle. Tout ce débat sociétal, cette discussion sociétale… Quand Huntington a parlé pour la première fois du « choc des civilisations », on a rédigé beaucoup d’articles, de conférences, pour dire que cet homme disait n’importe quoi. Mais il y avait quand même du vrai dans ce qu’il disait ! S’il n’y a pas de « choc des civilisations », alors tout ce qu’on vit, qu’est-ce que c’est ? Je ne veux pas dire qu’il y a le « choc des civilisations », mais il faut malgré tout nommer les conflits qui ravagent nos temps modernes. Il faut trouver quelque chose. Il ne faut pas que je sois mal compris. Qu’est-ce que l’on entend par « conflit des civilisations » ? D’un côté, les Européens, d’un autre les Africains, les Asiatiques, ou d’un côté les musulmans, de l’autre, les bouddhistes ? Par exemple, s’il n’y a pas quelques éléments de conflits civilisationnels — même s’il n’y a pas de conflit de civilisation en tant que tel —, comment peut-on aujourd’hui comprendre ce traitement infligé aux Rohingyas au Myanmar ? Comment peut-on le comprendre ? Ils n’étaient pas des terroristes. Ils n’ont pas plastiqué des préfectures. Ils n’ont pas boycotté quoi que ce soit. Ils n’ont rien fait les pauvres ! Rien du tout. Mais ils ont été pris pour cible du simple fait de leur existence. Ce n’est pas un conflit de civilisation, je suis d’accord. Mais c’est un conflit de quoi alors ? Un conflit confessionnel ?
Geopragma : C’est comme les hindous et les musulmans en Inde, ou au Pakistan.
Ambassadeur de la République de Turquie : Par exemple !
Geopragma : Ça, ce n’est pas vraiment civilisationnel, si ? Pour moi, ça ne l’est pas.
Ambassadeur de la République de Turquie : Non… C’est pour ça que je préfère dire que certaines composantes des conflits permettent de soulever cette question. Est-ce que c’est civilisationnel ? Alors, si ce n’est pas civilisationnel, c’est confessionnel. Alors, à partir de là, comment peut-on trouver une issue ? Un conflit de civilisation, c’est d’une plus grande envergure, si je comprends bien. Dieu merci, nous n’en sommes pas à ce niveau-là. Mais, il y a quelques éléments de conflit qui nous font penser quand même à ce danger-là, qui nous font dire : « Là, il faut qu’on fasse attention pour que ça ne prenne pas des dimensions beaucoup plus larges, et du coup incontrôlables ».
Geopragma : Pensez-vous que la souveraineté soit une notion dépassée ou moderne ? Et celle de peuple ? Quels sont pour vous les conditions de la cohésion nationale et ses facteurs de dilution ?
Ambassadeur de la République de Turquie : La souveraineté se trouve au cœur même du débat contemporain. Sans la souveraineté, rien n’est possible. La souveraineté n’est pas dépassée du tout. Elle est très actuelle. Il ne faut pas confondre les réalités temporelles. Si on prête l’oreille à ceux qui essayent de décortiquer la notion de souveraineté, qui veulent la démolir, ils disent : « La souveraineté, vous savez, nous l’avons vue en observant un Etat souverain ». Mais la souveraineté est « rongée ». C’est normal avec la globalisation, maintenant, il y a très peu de choses qui restent sous le contrôle étatique. À l’image de l’information, ça circule à « vitesse grand V ». Les frontières ne sont pas imperméables du tout, tout transite, etc. Mais ce n’est pas à ça que je faisais allusion quand je parlais de la réalité temporelle. C’est une caractéristique de notre époque, mais c’est peut-être une modification, liée aux changements apportés à l’exercice même de la souveraineté. Oui, c’est un développement de l’humanité, de la modernité, avec des moyens de communication, etc., mais ce n’est pas pour autant que la souveraineté perd son importance. De fait, elle est peut-être mise à l’épreuve, mais on développe aussi des procédés convenables pour faire face. J’imagine qu’avec le développement des moyens de communication, ceux qui se trouvent confrontés à un exercice existentiel, ce sont les membres des services de sécurité. Pour poursuivre les terroristes, ils développent des processus…
Geopragma : Inquisitoriaux !
Ambassadeur de la République de Turquie : Oui. Mais la souveraineté est confrontée à de nouvelles difficultés. Elle n’est pas mise en cause. Personne ne met en cause la nécessité même, la raison d’être de la souveraineté. Elle est plus que jamais d’actualité. Elle est d’autant plus d’actualité, je le disais tout à l’heure, qu’il y a beaucoup de symptômes qui peuvent nous faire dire que nous revivons l’âge des nations. La notion de souveraineté et l’âge des nations se sont reliés. Il y a une dépendance étroite entre les deux. La souveraineté est nécessairement reliée à une nation, issue d’une nation. C’est le reflet de la capacité juridique, politique d’une nation en tant que telle. C’est ça la souveraineté.
Geopragma : Sa capacité de désobéir à l’ordre des choses, à penser par elle-même, à ne pas dépendre du bon vouloir des autres pour sa survie et la protection de son peuple.
Ambassadeur de la République de Turquie : Ça, c’est autre chose.
Geopragma : Non. C’est ça la souveraineté d’un Etat aussi. De pouvoir dire « non » quand tout le monde vous dit de dire oui.
Ambassadeur de la République de Turquie : La notion de souveraineté est plus que jamais d’actualité. Il faut savoir s’en servir et en faire bon usage. Il faut en être à la hauteur. Il faut la vivre et l’exercer pleinement. Oui. Mais la souveraineté nationale ne veut pas dire que tout est sans limites. Ça, c’est sûr. On est une communauté des nations, il y a d’autres nations aussi. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de communication, de coopération, d’échanges, et de nécessité d’accorder des approches avec les autres nations, etc.
Geopragma : Selon vous, quels sont et seront les fondements de l’influence internationale de demain ? Est-ce que c’est le pur rapport de force, l’état de fait, les accords, l’empathie ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Aussi. Il y a beaucoup de tout ce que vous dites. Aujourd’hui, on parle beaucoup de soft power. Je pense que cela ne va pas perdre de son influence. Cela sera toujours présent, et c’est important. Si par exemple, vous parlez de la France à un autre peuple — je ne sais pas, Trinité-et-Tobago, par exemple — sans avoir une idée de la capacité militaire et économique de la France, il pensera à la culture française, à la littérature française.
Geopragma : Donc, vous pensez que la culture demeurera demain un vecteur d’influence ?
Ambassadeur de la République de Turquie : L’un des vecteurs. Je ne saurais dire si c’est l’un des principaux vecteurs. Mais cela restera. On ne peut pas effacer cela. L’un des principaux vecteurs de l’influence à l’avenir pourrait être la capacité de communication. Nous, par exemple, nous souffrons aujourd’hui d’un problème d’image, en France, en Europe, partout, parce que même si on peut l’expliquer dans une certaine mesure, notre carence est patente… Mais je peux vous en parler si et seulement si vous êtes prête à l’entendre. Il y a trop d’a priori ici et là. Les gens ne le prennent pas nécessairement à sa juste valeur.
Geopragma : Vieux comme l’humanité.
Ambassadeur de la République de Turquie : Vieux comme l’humanité. Bien sûr, la culture demeurera, mais si le soft power n’est pas épaulé de la force et du pouvoir en tant que tel, elle risque de rester boiteuse.
Geopragma : C’est vrai. Je suis d’accord. Que pensez-vous de l’invocation de valeurs et de principes moraux en matière internationale ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Je pense que c’est important, mais encore faut-il que ça ne reste pas seulement des discours. Des principes et des valeurs en termes de relations internationales… Si de nos jours, on avait pu faire guider les relations internationales dans une certaine mesure par ces principes et valeurs, je pense qu’on aurait un monde beaucoup plus paisible. Ça contredit Palmerston.
Geopragma : Qui ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Le fameux premier ministre britannique qui disait que l’Angleterre n’a que des intérêts…
Geopragma : De Gaulle aussi disait ça.
Ambassadeur de la République de Turquie : « Tu n’as pas d’amis, pas d’ennemis. L’Angleterre a seulement des intérêts. » Ça, par exemple, c’est incompatible avec cet énoncé de valeurs. Mais il doit y avoir quelques principes. Lesquels ?
Geopragma : Il faut qu’ils soient compatibles avec la souveraineté ? Comment faire ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Oui ! S’il n’y a pas de souveraineté… Est-ce qu’il y a une version de souveraineté qui mette en cause l’existence des principes moraux ?
Geopragma : Tout le « droit de l’hommisme » s’est basé là-dessus. Briser la souveraineté des Etats, soi-disant pour imposer des principes moraux, des droits de l’Homme, tout un tas de choses, qui en fait justifiaient les interventions.
Ambassadeur de la République de Turquie : C’est encore un autre débat. Si ces principes et ces valeurs avaient gagné dans une certaine mesure la conception internationale des choses, on serait intervenu il y a longtemps en Syrie.
D’un point de vue global, je comprends votre question de la manière suivante : l’action internationale devrait être guidée quand même par certaines valeurs et principes sur lesquels quasiment tout le monde est d’accord. Si on ne pousse pas vers les extrêmes, dans la mesure où ils ne sont pas instrumentalisés, personne ne met en cause la primauté des droits fondamentaux, ni de la démocratie. Mais quand on est démocrate chez soi et despote chez d’autres, quand on respecte les droits fondamentaux chez soi, mais pas dans le reste du monde, alors là… On a des difficultés pour fédérer les gens autour. Je peux donner des exemples, mais je ne vais pas citer de nom de pays. Il y a eu par exemple des pays où il y a eu des coups d’Etat, des despotes autoritaires ont pris le pouvoir en détrônant des leaders démocratiquement élus. Mais l’Europe et les pays européens, le lendemain, ont serré la main de ces despotes. Un autre exemple. Cette fois-ci, il s’agit de la Turquie. Il y a eu la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, certains pays en Europe ont mis sur le même pied d’égalité les putschistes et le gouvernement démocratiquement élu en disant qu’ils appelaient les parties à la retenue. C’était par exemple, la déclaration du porte-parole du département d’Etat américain à trois ou quatre heures du matin, alors que la présidence avait été prise pour cible au moins cinq fois pendant la nuit… Une voix, outre-Atlantique, appelait « les parties au calme » ! Ils n’ont pas condamné les putschistes. La réaction tardive de certains pays européens pour condamner les putschistes a soulevé des suspicions chez nous. Alors, certains de nos amis européens… La France les a condamnés le 15 par la voix de Jean-Marc Ayrault, qui était le ministre des Affaires étrangères. Par la suite, le Quai d’Orsay a fait une déclaration. Et la France est parmi les premiers à les avoir condamnés en Europe.
Mais beaucoup d’autres pays, non. Et après, on a dit : « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ! ». Deux poids, deux mesures ! Alors si c’est ça la démocratie, le respect des droits de l’Homme… Comment peut-on défendre une démocratie, si elle est attaquée ? D’autres ont dit : « Oui, il y avait une tentative de coup d’Etat, mais il faut que vous soyez proportionnels dans les mesures prises pour les terroristes. ». Mais de quelle proportionnalité parle-t-on alors que nous sommes en face de terroristes ? Le type sort le couteau, il égorge le passant à la gare Saint Charles, à Marseille. Le policier le neutralise. Qu’est-ce qu’on va lui dire ? Soyez proportionnel ?
Geopragma : C’est tout le sens de ma question.
Ambassadeur de la République de Turquie : Non. C’est pour ça que j’ai dit que l’invocation de certaines valeurs et de certains principes est possible, à condition qu’ils fédèrent tout le monde, pour que l’on ne procède pas par approche biaisée et discriminatoire. Sinon, c’est démocrate chez soi et business as usual chez les autres. Ça risque de faire des mécontents. Voilà.
Geopragma : Auriez-vous d’autres choses à dire ? Le sujet est libre.
Ambassadeur de la République de Turquie : D’abord, merci pour l’initiative. Je pense que les cercles de réflexion comme le vôtre ont un rôle à jouer. Et c’est le propre des temps modernes. La mondialisation, la globalisation, on assiste à l’émergence d’autres acteurs que les gouvernements. Quand il y a un papier de Madame Galactéros, ou d’autres membres, les gens n’y sont pas insensibles. C’est une nouveauté importante et ça fait revenir à la question sur la souveraineté. Est-ce que ça compromet la souveraineté de l’Etat ? Ça dépend de comment vous l’interprétez. Si vous abordez la question de la souveraineté avec une approche du XIXème siècle : « Non ! Il ne s’agit pas de cela, il faut fermer tous les Think tanks ». C’est une approche. Si vous dites : « Mais justement, avec les temps modernes, l’Etat aussi subit une évolution ». Comment voyons-nous cette évolution ? L’Etat engage moins de fonctionnaires, moins de serviteurs, moins de ceci, de cela… Et il y a des gens qui font ce travail en dehors des cercles étatiques avec plus de liberté intellectuelle. Nous, qu’est-ce que l’on peut faire ? Dès que nous avons besoin d’un rapport, on demande aux membres de cercles de réflexion, comme vous venez de le faire, car il sera d’une meilleure qualité. C’est quelque chose de considérable. Merci pour l’initiative. J’imagine que vous le ferez encore à l’avenir. Nous pouvons poursuivre ces échanges avec vous et penser à l’organisation d’évènements, de manifestations, de panels, de conférences, etc. Je suis prêt à venir dans votre maison, la structure Geopragma. J’ai fait une conférence à l’Institut Diderot, avec Monsieur Seys. C’était l’année dernière, au mois de mars, intitulée « Turquie : perspectives régionales et européennes ». Puis ils ont fait leur propre publication.
Au sujet de l’Iran aussi. C’est un grand morceau, parce qu’il y a plusieurs paramètres. Quand on parle de l’Iran, il faut parler du pays, et ses relations avec les Etats-Unis et l’Europe, le JCPOA.
Geopragma : Mais la relation turco-iranienne ?
Ambassadeur de la République de Turquie : Nous sommes conscients d’une chose. L’Iran, comme nous, est un pays de la région. Nous avons une frontière avec ce pays qui n’a pas bougé depuis le XVIIème siècle – le 17 mai 1639. Voyez l’importance de la stabilité. Nous les connaissons, comme nous connaissons les Russes. Eux nous connaissent comme on connaît le peuple iranien. Ils connaissent nos sensibilités. Nous savons les leurs, en dépit de la différence d’approche, par exemple dans la gestion de la question syrienne, etc. Il y a des différences d’approche, des différences d’appréhension, mais ces difficultés ne nous ont pas empêchés de nous réunir dans le cadre du groupe d’Astana. L’Iran n’a pas de secret pour nous et a une politique régionale que nous connaissons et suivons de près. Il faut faire en sorte que, politiquement, cela ne déstabilise pas les équilibres régionaux. C’est le principe de base. En ce qui concerne le dossier nucléaire, c’est nous qui l’avons initié d’abord avec le Brésil, il y a eu un deal avec l’Iran en 2009 et 2010, avec pas mal de pourparlers et des progrès. C’est la Turquie et le Brésil qui avaient initié un accord nucléaire avec l’Iran. Mais à la dernière minute, les Américains n’étaient pas satisfaits de certains éléments, et ça n’a pas vu le jour. Par la suite, ça a été 5+1. Le retrait des Etats-Unis de JCPOA a créé les difficultés que l’on connaît tous. L’Iran a réagi à ce retrait de façon un peu plus mesurée au début, mais par la suite a haussé le ton. Ils ont accru leurs engagements dans le dossier nucléaire, en disant que s’il n’y avait pas de levée des sanctions, alors à quoi bon poursuivre ? Cela étant, il y a trop d’éléments disparates en la matière. Mais il faut, en dépit des difficultés, que l’on puisse trouver une solution par la voie des négociations, sinon cela risque de créer d’autres difficultés. Encore une fois, je ne vais pas donner de noms. Mais, ce sont les Etats-Unis qui sont sortis du deal nucléaire. Ce sont eux qui appliquent les sanctions. Les Européens, sans rien déclarer, suivent Washington et les acteurs économiques aussi (banques, firmes, etc.). Le problème iranien est le suivant : ils disent que ce sont uniquement les Etats-Unis qui ont remis en cause leur engagement dans l’accord du nucléaire. Mais vous, faites-vous autre chose en pratique ? Ce quelque chose, c’est peut-être le mécanisme (INSTEX)… Mais apparemment cela ne donne pas les résultats escomptés.Dans le dossier iranien et nucléaire, il faut que nos amis américains, ou le reste du monde, comprennent une chose : ce n’est pas en les montrant du doigt que l’on pourra faire quelque chose aux iraniens. C’est ne pas connaître ce peuple, ce pays. Ce n’est qu’en communiquant, en échangeant qu’on pourra avancer avec l’Iran, pas en les menaçant. Depuis 30 ans, ils sont sous embargo.
Geopragma : 40 ans presque.
Ambassadeur de la République de Turquie : Et l’Iran est toujours là.
Geopragma : C’est un peu comme les Russes.
Ambassadeur de la République de Turquie : Il faut faire attention aux instruments que l’on privilégie. L’Iran, ce n’est pas un pays que l’on peut faire avancer en menaçant. Les Iraniens ressemblent beaucoup aux Turcs.
Geopragma : Passons maintenant à la crise mondiale sanitaire. Quels ont été les effets en Turquie ? Comment la Turquie a réagi ?
Ambassadeur de la République deTurquie : La pandémie, qui a débuté à la fin de l’année, a achevé son huitième mois dans le monde et le cinquième mois en Turquie. Le premier cas de Covid-19 en Turquie a été confirmé le 11 mars. Cependant, la Turquie a pris précocement des mesures sérieuses afin d’empêcher la diffusion du virus sur son sol. Dès janvier, un Conseil scientifique sur le Covid-19 est constitué, et des caméras thermiques sont mises en place dans les aéroports. Les vols sont suspendus le 3 février avec la Chine et le 23 février avec l’Iran, en plus de la fermeture de la frontière terrestre. La Turquie a mené un combat acharné dans la lutte contre le Covid-19. Dès le 11 mars, des équipes de filiation composées de plus de 20.000 médecins et dentistes ont suivi les patients positifs et les personnes qu’ils ont rencontrés. Au total 600.000 études de filiations ont été réalisées. 99% des personnes qui ont été en contact avec des patients positifs ont pu être contactés dans les 20 heures qui ont suivi le résultat du test.
A ce jour, le 6 août, 5 081 802 tests de dépistage ont été effectués, avec 237 265 cas positifs. La Turquie a déploré 5 798 décès et plus de 220 546 personnes sont guéries du virus. Il reste 580 personnes en réanimation. La Turquie a une capacité de 50 000 tests par jour, possède presque 40 000 lits de soins intensifs et 20 000 machines de ventilation. Au pic de la pandémie, le taux d’occupation des lits de soins intensifs n’a pas dépassé les 6%. Seulement 5% des ventilateurs ont été utilisés. L’infrastructure hospitalière, dans son ensemble, a été utilisée entre 40 et 60% dans les grandes villes.
La Turquie a reçu des demandes d’aides en masques, blouses, ventilateurs, etc. de 152 pays et a répondu positivement à plus de 140 pays. Le Gouvernement turc a décidé d’apporter son soutien avec un don de matériel médical pour la région du Grand Est et le département de l’Orne. La Turquie a par ailleurs rapatrié 90 000 ressortissants de 130 pays dont 2 000 de la France. Dans le cadre des mesures de retour à la normalité pour le tourisme, le Ministère du Tourisme a mis en place un certificat de « tourisme sécurisé ». Les transporteurs et hébergeurs doivent être en conformité avec un cahier des charges qui comprend 132 points. Des sociétés de classification, dont le français Bureau Veritas (bureau d’Istanbul), l’allemand TÜV, le britannique Lloyd’s Register et TSE (la compagnie turque) ont été habilités à certifier la conformité des hôtels et transporteurs. Les noms des hôtels conformes peuvent être consultés sur le site internet du Ministère du Tourisme et de la Culture. Nous pensons avoir surmonté cette pénible épreuve et espérons accueillir nos amis français dans nos complexes touristiques cet été.
Geopragma : Merci Monsieur l’Ambassadeur.
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