{"id":19288,"date":"2024-06-30T23:48:21","date_gmt":"2024-06-30T21:48:21","guid":{"rendered":"https:\/\/geopragma.fr\/?p=19288"},"modified":"2024-06-30T23:48:25","modified_gmt":"2024-06-30T21:48:25","slug":"les-modifications-de-frontieres-par-la-force-une-question-de-morale","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/geopragma.fr\/les-modifications-de-frontieres-par-la-force-une-question-de-morale\/","title":{"rendered":"Les modifications de fronti\u00e8res par la force : une question de morale ?"},"content":{"rendered":"\n
Billet du lundi 1er juillet 2024 r\u00e9dig\u00e9 par Pierre de Lauzun membre fondateur et membre du Conseil d’administration de Geopragma.<\/p>\n\n\n\n
Un des enjeux de la guerre russo-ukrainienne est \u00e9videmment la question des fronti\u00e8res. Au lendemain de l’offensive russe en Ukraine, le Conseil europ\u00e9en a d’ailleurs fait part de son indignation : \u00a0\u00bb l’usage de la force pour changer les fronti\u00e8res n’a pas sa place au XXIe si\u00e8cle\u00a0\u00bb. Que peut-on en penser ?<\/p>\n\n\n\n
Nous passerons sur le progressisme na\u00eff \u00e0 la base de cette formulation, laissant entendre que l\u2019humanit\u00e9 irait sans cesse vers un plus haut niveau d\u2019exigence morale et un comportement plus vertueux ou plus humain. On pouvait peut-\u00eatre raconter cela en 1890. Mais les innombrables barbaries du si\u00e8cle qui a suivi devraient semble-t-il avoir balay\u00e9 une telle na\u00efvet\u00e9.<\/p>\n\n\n\n
En revanche, il peut \u00eatre l\u00e9gitime de vouloir poser le principe d\u2019un respect des fronti\u00e8res existantes, qui ne seraient pas modifiables sauf accord mutuel, et cela au nom de la paix. Changer les fronti\u00e8res est en effet une des motivations les plus fortes des guerres, et en amont, des conflits au sens large. Cela dit, l\u2019exemple m\u00eame de la guerre russo-ukrainienne montre que m\u00eame sur cette base, on ne ferait nullement dispara\u00eetre la possibilit\u00e9 de guerres. En l\u2019esp\u00e8ce, au d\u00e9part, la Russie a mis en avant des motivations d\u2019un autre type pour son invasion : la menace pour sa s\u00e9curit\u00e9 que repr\u00e9senterait le passage de l\u2019Ukraine dans le camp occidental, le caract\u00e8re suppos\u00e9 \u2018nazi\u2019 du r\u00e9gime de Kiev, ou le traitement des russophones. Elle ne parlait pas d\u2019annexion avant, et cela n\u2019est venu qu\u2019apr\u00e8s.<\/p>\n\n\n\n
Mais il reste que poser le principe de l\u2019inviolabilit\u00e9 des fronti\u00e8res fait peser sur l\u2019agresseur la menace d\u2019une r\u00e9probation large et d\u2019un statut juridique flou et d\u00e9savantageux. Cela joue donc sans doute un r\u00f4le utile, y compris dans des zones comme l\u2019Afrique o\u00f9 la plupart des fronti\u00e8res sont tr\u00e8s artificielles.<\/p>\n\n\n\n
Cela dit, l\u2019examen des pr\u00e9c\u00e9dents depuis 1945 montre que m\u00eame s\u2019il a servi de r\u00e8gle de base, le principe a connu une existence souvent chaotique. On a pu r\u00e9guli\u00e8rement s\u2019assoir dessus, et m\u00eame justifier son exact contraire, parfois par de grands arguments moralisants.<\/p>\n\n\n\n
Le changement de souverainet\u00e9 le plus massif et le plus \u00e9vident a \u00e9t\u00e9 l\u2019explosion des empires coloniaux, qui \u00e9taient apr\u00e8s tout des r\u00e9alit\u00e9s juridiques reconnues (avec parfois int\u00e9gration dans la m\u00e9tropole comme en Alg\u00e9rie), et leurs fronti\u00e8res aussi. Dans ce processus, la violence a souvent jou\u00e9 un r\u00f4le important, parfois d\u00e9cisif, au moins comme menace contre le colonisateur (guerres dites de lib\u00e9ration).<\/p>\n\n\n\n
On a alors tent\u00e9 de maintenir le principe du respect des fronti\u00e8res h\u00e9rit\u00e9es de la dislocation de ces empires, et cela a en g\u00e9n\u00e9ral plut\u00f4t fonctionn\u00e9 jusqu\u2019ici, m\u00eame si elles \u00e9taient et restent artificielles. Cela dit, la violence est r\u00e9guli\u00e8rement intervenue ici ou l\u00e0 pour les red\u00e9finir : pour imposer une partition (Empire des Indes, puis Pakistan et Bengladesh, Soudan), ou au contraire pour l\u2019emp\u00eacher (r\u00e9unification du Vietnam), ou encore pour annexer un territoire (Rio de Oro, Nouvelle-Guin\u00e9e occidentale). En Somalie, successivement on a rassembl\u00e9 deux colonies, puis elles se sont s\u00e9par\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n
Dans un autre cas, celui des empires communistes, sovi\u00e9tique et yougoslave, le principe n\u2019a pas emp\u00each\u00e9 la terrible guerre qui a d\u00e9chir\u00e9 une Bosnie Herz\u00e9govine artificielle, avec son issue bancale. Et surtout on a joyeusement promu l\u2019ind\u00e9pendance du Kosovo, pourtant partie int\u00e9grante de la Serbie. Certes, en ex-URSS, la reprise des fronti\u00e8res intra-sovi\u00e9tiques s\u2019\u00e9tait faite dans l\u2019ensemble sans guerre. Mais c\u2019\u00e9tait sur des bases assez friables, notamment au vu des importantes minorit\u00e9s notamment russophones, comme la guerre en cours le rappelle (apr\u00e8s le pr\u00e9c\u00e9dent en Oss\u00e9tie et Abkhazie).<\/p>\n\n\n\n
Par ailleurs la mise en \u0153uvre du principe peut aboutir \u00e0 des r\u00e9sultats embarrassants. Prenons le cas de Taiwan, reconnue comme partie int\u00e9grante de la Chine par la plupart des Etats. Le respect des fronti\u00e8res reconnues, compris litt\u00e9ralement, va ici manifestement dans le sens de P\u00e9kin. Ce qui choque. Et donc on cherche \u00e0 moduler le principe. Mais on ne peut prendre une position contraire que de deux mani\u00e8res, qui posent toutes deux probl\u00e8me.<\/p>\n\n\n\n
Soit en consid\u00e9rant qu\u2019une fronti\u00e8re m\u00eame contestable au d\u00e9part devient l\u00e9gitime avec le temps, ce qu\u2019en pratique on fait assez largement, et c\u2019est apr\u00e8s tout en g\u00e9n\u00e9ral prudent. Mais aller dans ce sens donne une prime \u00e0 la modification de fait d\u2019une fronti\u00e8re, si celui qui l\u2019op\u00e8re arrive \u00e0 la tenir assez longtemps : d\u2019o\u00f9 nagu\u00e8re le nettoyage ethnique dans le nord de Chypre. Sauf obstacle militaire, le Venezuela pourra d\u00e8s lors s\u2019emparer de l\u2019Essequibo et le peupler de V\u00e9n\u00e9zu\u00e9liens : \u00e0 la longue, cela passera.<\/p>\n\n\n\n
Soit en se calant sur des proc\u00e9dures d\u2019autod\u00e9termination ; et de fait il y aurait bien des motifs pour modifier des fronti\u00e8res qui ici ou l\u00e0 sont contraires \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 des populations. Mais si on retient ce crit\u00e8re, on risque justement de conduire \u00e0 des remises en causes nombreuses des fronti\u00e8res existantes par toutes sortes de s\u00e9paratistes, ou d\u2019intervenant ext\u00e9rieur, du plus souple au plus violent.<\/p>\n\n\n\n
Ceci met en lumi\u00e8re une autre limite du principe, qui est qu\u2019en un sens il repose, dans une majorit\u00e9 de cas, sur une tautologie : si en effet on est d\u2019accord sur l\u2019endroit o\u00f9 se situe la fronti\u00e8re, de fa\u00e7on g\u00e9n\u00e9rale elle n\u2019est pas remise en cause, et le principe n\u2019apporte rien. Il ne sert finalement que pour tenter de geler les situations contest\u00e9es, mais existant de fait. Or en soi il n\u2019y a pas de raison de choisir toujours le statu quo, et moralement cela peut m\u00eame \u00eatre choquant. En outre, par un paradoxe apparent, la f\u00e9tichisation des fronti\u00e8res peut parfois conduire \u00e0 ce que soient men\u00e9es des op\u00e9rations r\u00e9voltantes afin d\u2019aligner les populations sur les fronti\u00e8res, comme les \u00e9purations ethniques \u00e0 Chypre, en Yougoslavie, et encore r\u00e9cemment au Haut Karabakh.<\/p>\n\n\n\n
Que dire enfin des fronti\u00e8res maritimes, l\u00e0 o\u00f9 il n\u2019y a pas de crit\u00e8re de population et o\u00f9 les droits historiques sont bien plus flous ? O\u00f9 est la juste fronti\u00e8re en Mer de Chine m\u00e9ridionale, que la Chine occupe pour l\u2019essentiel \u00e0 l\u2019indignation des autres riverains ? Et que vaudront les autres droits historiques, actuellement respect\u00e9s, lorsque les enjeux deviendront r\u00e9ellement importants, soit en termes de s\u00e9curit\u00e9 ou de contr\u00f4le des routes maritimes, soit au vu des richesses sous-marines ? La France a peut-\u00eatre ici quelques soucis \u00e0 se faire\u2026<\/p>\n\n\n\n
En conclusion, ce \u2018principe\u2019 a rendu de r\u00e9els services ici ou l\u00e0. C\u2019est un moyen de calmer le jeu. Comme on l\u2019a dit, ce n\u2019est pas \u00e0 m\u00e9priser. Mais \u00e0 condition de ne pas le voir comme le grand principe moral qu\u2019on tend \u00e0 en faire ; c\u2019est simplement une r\u00e8gle pratique, pragmatique, permettant de maintenir la paix dans bien des cas. Ni plus, ni moins.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"
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