{"id":12796,"date":"2020-10-05T12:27:02","date_gmt":"2020-10-05T10:27:02","guid":{"rendered":"http:\/\/geopragma.fr\/?p=12796"},"modified":"2021-09-20T11:35:49","modified_gmt":"2021-09-20T09:35:49","slug":"les-marches-des-empires-sous-haute-tension","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/geopragma.fr\/les-marches-des-empires-sous-haute-tension\/","title":{"rendered":"Les marches des empires sous haute tension"},"content":{"rendered":"\t\t
Billet du lundi 5 octobre 2020 par Alexis Feertchak*<\/p>\n\n\n\n
Et de trois. Les drones turcs qui officiaient d\u00e9j\u00e0 en Syrie et en Libye survolent d\u00e9sormais le Haut-Karabakh, cette r\u00e9gion montagneuse o\u00f9 les Arm\u00e9niens affrontent les Az\u00e9ris, soutenus par Ankara non seulement dans les airs, mais \u00e9galement au sol. Les suppl\u00e9tifs syriens \u00e0 la solde de la Turquie, qui combattaient d’abord les Kurdes, ont migr\u00e9 vers la Tripolitaine libyenne puis aujourd’hui vers le Caucase, troisi\u00e8me front militaire pour le r\u00e9gime nationaliste de Recep Erdogan. <\/p>\n\n\n\n
Dans les m\u00eames contr\u00e9es, Moscou p\u00e8se \u00e9galement de tout son poids, quoique moins offensivement qu’Ankara. En Syrie tr\u00e8s officiellement pour soutenir co\u00fbte que co\u00fbte le gouvernement de Damas. En Libye, pour appuyer sans le dire ouvertement le r\u00e9gime du mar\u00e9chal Haftar, sis en Cyr\u00e9na\u00efque. La Russie est \u00e9galement une alli\u00e9e historique de l’Arm\u00e9nie, quoi qu’elle maintienne aussi des relations de bon voisinage avec l’Azerba\u00efdjan, ancienne r\u00e9publique d’URSS. Nous saurons certainement dans les prochains jours quelle attitude le grand pays orthodoxe adoptera dans le conflit du Haut-Karabakh. Une chose est s\u00fbre, la Russie et la Turquie ont montr\u00e9 en Syrie et en Libye qu’elles savaient s’entendre, nouant une \u00e9trange relation m\u00ealant comp\u00e9tition et coop\u00e9ration, ce que le management nomme parfois \u00ab\u00a0coop\u00e9tition\u00a0\u00bb. Pour la Syrie et peut-\u00eatre plus discr\u00e8tement pour l’Arm\u00e9nie, une autre grande puissance r\u00e9gionale est de la partie : l’Iran. La R\u00e9publique islamique a su depuis longtemps maintenir des relations relativement cordiales avec la Turquie, tout en projetant ses ambitions g\u00e9opolitiques le long de l\u2019\u00ab arc chiite \u00bb, avec, dans le cas syrien, l’appui russe, l\u00e0 aussi m\u00eal\u00e9 de rivalit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n
Trois puissances r\u00e9gionales (dans le cas de Moscou \u00e9galement mondiale, vestige atomique de la Guerre froide) ; trois anciens empires. Ils se jaugent et rivalisent sans cesse, s’affrontent parfois, rarement directement, coop\u00e8rent souvent. Les points de friction qui deviennent objets de n\u00e9gociation se cristallisent naturellement dans leurs \u00ab\u00a0marches\u00a0\u00bb, le mot prenant ici un sens g\u00e9opolitique. Les marches sont situ\u00e9es aux confins des empires et servent le plus souvent de zone tampon. Elles sont m\u00e9tiss\u00e9es et m\u00e9lang\u00e9es, ethniquement et religieusement. Leurs identit\u00e9s sont multiples, selon que l’on appartient \u00e0 telle ou telle communaut\u00e9, l’ensemble formant une mosa\u00efque insaisissable. Pour un Europ\u00e9en de l’ouest, habitu\u00e9 \u00e0 l’Etat-nation et \u00e0 des fronti\u00e8res qui d\u00e9limitent distinctement un dedans et un dehors, la notion de marche appara\u00eet myst\u00e9rieuse. Elles sont pourtant une r\u00e9alit\u00e9 historique, souvent tragique. L’Arm\u00e9nie est un cas int\u00e9ressant : elle est pour le coup un Etat-nation, mais est en m\u00eame temps une marche aux confins des trois empires turc, russe et iranien. L’enclave arm\u00e9nienne du Haut-Karabakh en est la manifestation la plus criante. <\/p>\n\n\n\n
Ces marches sont aujourd’hui sous haute tension au Levant. Les Etats-Unis se retirant progressivement du Moyen-Orient, les trois anciens empires se repositionnent derechef pour d\u00e9finir ensemble, mais au mieux de leurs int\u00e9r\u00eats, de nouveaux \u00e9quilibres r\u00e9gionaux. Depuis 2015, la Russie tente de jouer les arbitres muscl\u00e9s, mais ouverts aux n\u00e9gociations. L’Iran, lui, joue un jeu plus solitaire pour consolider l’axe qui le m\u00e8ne \u00e0 la M\u00e9diterran\u00e9e. Quant \u00e0 la Turquie, elle appara\u00eet aujourd’hui comme l’acteur le plus v\u00e9h\u00e9ment et le plus offensif de cette triade. <\/p>\n\n\n\n
Les actions g\u00e9opolitiques de ces trois vieux empires sont le signe de la nouvelle multipolarit\u00e9 de notre monde. Des puissances moyennes d\u00e9roulent leur propre agenda sur les ruines d’un monde bipolaire qui a v\u00e9cu. L’Asie n’est pas en reste. Aux confins de la Chine, du Pakistan et de l’Inde, la tension militaire est \u00e0 son comble dans la r\u00e9gion disput\u00e9e du Cachemire, autre mosa\u00efque de populations au sang m\u00eal\u00e9, o\u00f9 les armes r\u00e9sonnent de plus en plus, depuis des mois. Sans parler d’une autre marche chinoise, le Xinjiang, peupl\u00e9 de Ou\u00efghours contre lesquels P\u00e9kin exerce une emprise de plus en plus puissante. <\/p>\n\n\n\n
Etonnant paradoxe : en Europe, on ne cesse de vanter la diversit\u00e9, les mosa\u00efques, les m\u00e9langes, le m\u00e9tissage, mais le discours dominant ne sait comment penser ces \u00ab\u00a0marches\u00a0\u00bb g\u00e9opolitiques, symboles d’une histoire longue et tragique qui n’entre pas dans les cases trop binaires du \u00ab\u00a0droit-de-l’hommisme\u00a0\u00bb ou du \u00ab\u00a0n\u00e9o-conservatisme\u00a0\u00bb. Le vieux continent, du reste, n’\u00e9chappe pas \u00e0 ce ph\u00e9nom\u00e8ne des marches sous tension. Que l’on pense \u00e0 l’Ukraine et, aujourd’hui, \u00e0 la Bi\u00e9lorussie. Le sch\u00e9ma de pens\u00e9e que l’on calque sur ces deux pays est souvent de deux ordres. D’un c\u00f4t\u00e9, le logiciel de la Guerre froide : il faudrait absolument que l’Ukraine devenue pro-europ\u00e9enne entr\u00e2t dans l’OTAN pour endiguer la Russie. En 2014, certains intellectuels et politiques, qui, comme Cassandre n’ont pas \u00e9t\u00e9 \u00e9cout\u00e9s, ont senti le danger immense de jouer sur cette corde sensible qui n’allait qu’augmenter la douleur des Ukrainiens. \u00ab\u00a0Ukraine\u00a0\u00bb, en russe, signifie justement \u00ab\u00a0marche\u00a0\u00bb. Le nom m\u00eame d’Ukraine aurait d\u00fb nous mettre en garde : jouer ce pays contre la Russie \u00e9tait incroyablement dangereux. L’histoire de ces cinq derni\u00e8res ann\u00e9es n’a fait qu’augmenter le syndrome d’encerclement russe. La seule solution sage aurait consist\u00e9 \u00e0 faire du rapprochement – heureux ! – de l’Ukraine avec l’Europe un pont vers la Russie. Encore aurait-il fallu, pour cela, que l’Europe eusse \u00e9t\u00e9 ind\u00e9pendante des Etats-Unis, qui se refusent toujours d’en finir avec la Guerre froide. En l’occurrence, le maintien d’une logique bipolaire dans les relations Est\/Ouest attise la tension qui existe dans les anciennes marches de l’empire russe. L’autre lecture trop courante est celle de la simple opposition entre d\u00e9mocratie et dictature. Car si la Bi\u00e9lorussie est bien une dictature et que l’on ne peut que souhaiter qu’elle ne le soit plus \u00e0 l’avenir, elle n’est pas qu’un r\u00e9gime politique, mais aussi un pays, un peuple, une histoire, une culture composites, indissociablement li\u00e9s \u00e0 la Russie. Heureusement, jusqu’\u00e0 pr\u00e9sent, les Europ\u00e9ens ont fait preuve de davantage de prudence qu’en Ukraine. L’avenir dira ce qu’il adviendra du r\u00e9gime dictatorial de Loukachenko. Mais une chose est s\u00fbre : la Bi\u00e9lorussie ne devra jamais servir de bouclier contre la Russie. Transformer une marche en un mur est un risque que l’on ne peut se permettre de prendre.<\/p>\n\n\n\n
Cette le\u00e7on devra aussi servir pour l’avenir, alors que le couple form\u00e9 par les Etats-Unis et la Chine fait peser sur le monde le risque d’une nouvelle bipolarit\u00e9 \u00e0 l’\u00e9chelle internationale, laquelle ne sera pas forc\u00e9ment contradictoire avec le maintien d’une certaine multipolarit\u00e9 \u00e0 l’\u00e9chelle r\u00e9gionale. Samuel Huntington a trop souvent mal \u00e9t\u00e9 lu : le p\u00e8re du \u00ab\u00a0choc des civilisations\u00a0\u00bb n’\u00e9tait pas partisan de l’ing\u00e9rence militaire, mais bien au contraire d’une forme d’isolationnisme r\u00e9fl\u00e9chie. Selon lui, les Etats-Unis ne devaient pas intervenir partout dans le monde mais s’appuyer sur les grandes puissances r\u00e9gionales – chacune dominant une civilisation – pour d\u00e9terminer un \u00e9quilibre global qui soit le moins mauvais possible. Un projet qui, malheureusement, n’a pas \u00e9t\u00e9 retenu. Il avait pourtant bien des qualit\u00e9s, \u00e0 commencer par une forme de sage prudence. Aujourd’hui, pour le bien des Arm\u00e9niens comme des Az\u00e9ris, et plus globalement pour le bien de toutes les minorit\u00e9s du Moyen-Orient qui vivent dans les \u00ab\u00a0marches\u00a0\u00bb des vieux empires, l’Europe aurait peut-\u00eatre tout int\u00e9r\u00eat \u00e0 encourager, non sans fermet\u00e9, la formation d’un nouvel \u00e9quilibre, le moins pr\u00e9caire possible, entre la Russie, la Turquie et l’Iran. Mais il nous faudrait pour cela abandonner notre vieille Guerre froide avec la Russie, en finir avec nos r\u00eaves d’une Turquie europ\u00e9enne qui existerait \u00e0 notre image et arr\u00eater de voir l’Iran comme un pays dont l’histoire aurait commenc\u00e9 en 1979. Bref, assumer un monde multiple, divers et fragile, \u00e0 l’image de ses marches qui souffrent dans leur chair. <\/p>\n\n\n\n
*Alexis Feertchak, membre fondateur de Geopragma<\/p>\n\t\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t<\/section>\n\t\t\t\t<\/div>\n\t\t","protected":false},"excerpt":{"rendered":"
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