{"id":12461,"date":"2020-06-01T18:06:30","date_gmt":"2020-06-01T16:06:30","guid":{"rendered":"http:\/\/geopragma.fr\/?p=12461"},"modified":"2021-09-20T12:29:16","modified_gmt":"2021-09-20T10:29:16","slug":"victoire-a-la-russe","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/geopragma.fr\/victoire-a-la-russe\/","title":{"rendered":"Une victoire \u00e0 la russe"},"content":{"rendered":"\n
Billet du lundi 01\/06\/2020 par Helena Perroud*<\/p>\n\n\n\n
Il aura donc finalement lieu. Avant que ce mois de mai 2020 ne s\u2019ach\u00e8ve, Vladimir Poutine l\u2019a annonc\u00e9 sur un ton martial \u00e0 son ministre de la D\u00e9fense, Sergue\u00ef Shoigu, ce 26 mai lors d\u2019un bref \u00e9change en visioconf\u00e9rence. L\u2019ordre a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 de pr\u00e9parer le d\u00e9fil\u00e9 de la Victoire pour le 24 juin 2020, 75 ans jour pour jour apr\u00e8s le premier d\u00e9fil\u00e9 de la Victoire sur la Place Rouge \u00e0 Moscou. Il fallait trouver une autre date symbolique pour remplacer le sacro-saint 9 mai, la f\u00eate la plus importante pour les Russes depuis trois-quarts de si\u00e8cle.<\/p>\n\n\n\n
La m\u00e9moire de la deuxi\u00e8me guerre mondiale est incontestablement diverse d\u2019un pays \u00e0 l\u2019autre dans le camp des vainqueurs. En ce mois de mai 2020, en pleine crise sanitaire, cette diversit\u00e9 d\u2019appr\u00e9ciation est plus palpable que jamais. Deux chefs d\u2019Etat seulement, sur le continent europ\u00e9en, se sont adress\u00e9s solennellement \u00e0 leur peuple pour c\u00e9l\u00e9brer cet anniversaire pas comme les autres : la reine d\u2019Angleterre et le pr\u00e9sident russe. La premi\u00e8re, n\u00e9e en 1926, a un lien personnel avec le conflit ; elle y a particip\u00e9 en tant qu\u2019ambulanci\u00e8re, \u00e0 l\u2019aube de ses 20 ans. Le second, n\u00e9 en 1952, a perdu un fr\u00e8re, mort \u00e0 3 ans dans le terrible si\u00e8ge de Leningrad auquel, par miracle, ses parents ont surv\u00e9cu. En France, le 8 mai s\u2019est r\u00e9sum\u00e9 \u00e0 une c\u00e9r\u00e9monie militaire sobre et un communiqu\u00e9, invitant \u00e0 pavoiser balcons et fen\u00eatres ; honn\u00eatement, peu l\u2019ont fait et m\u00eame les transports publics, dans certaines villes, n\u2019arboraient pas le drapeau tricolore, contrairement \u00e0 la tradition. Tandis qu\u2019\u00e0 Moscou, depuis des mois, les trains du m\u00e9tro sont aux couleurs de la \u00ab Grande Victoire \u00bb.<\/p>\n\n\n\n
Alors, au moment o\u00f9 l\u2019\u00e9pid\u00e9mie de coronavirus semble aborder une d\u00e9crue en Russie, laissant l\u00e0 comme ailleurs un champ de ruines sur le plan \u00e9conomique, n\u2019y avait-il vraiment rien de plus urgent que d\u2019organiser ce d\u00e9fil\u00e9 qui s\u2019annon\u00e7ait grandiose, pr\u00e9par\u00e9 depuis des mois, annul\u00e9 trois semaines seulement avant le jour J ? Si l\u2019annonce a \u00e9t\u00e9 accueillie par quelques sarcasmes sur les r\u00e9seaux sociaux en Russie, dans un contexte o\u00f9, pour diff\u00e9rentes raisons, la cote de popularit\u00e9 de Poutine est au plus bas depuis 20 ans (\u00e0 59 % d\u2019opinions favorables d\u2019apr\u00e8s l\u2019institut ind\u00e9pendant Levada) les Russes restent tr\u00e8s attach\u00e9s au souvenir de cette victoire, qui trouve une r\u00e9sonance forte dans chacune des familles. Il est vrai que les manuels d\u2019histoire de nos lyc\u00e9ens, qui font aujourd\u2019hui l\u2019impasse sur l\u2019URSS, ne nous aident pas \u00e0 comprendre ce qui s\u2019est pass\u00e9 \u00e0 l\u2019Est il y a 75 ans. Et nourrissent, \u00e0 leur mani\u00e8re, l\u2019incompr\u00e9hension d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre du continent europ\u00e9en. Pourtant cette \u00ab co\u00efncidence \u00bb entre Elisabeth II et Vladimir Poutine montre que, chacun \u00e0 sa mani\u00e8re, a le sens du temps long, de la m\u00e9moire et de l\u2019histoire. Elle devrait faire r\u00e9fl\u00e9chir aux angles morts d\u2019un regard occidental sur la Russie.<\/p>\n\n\n\n
D\u2019abord les Russes donnent \u00e0 ce conflit un nom particulier. Ils l\u2019appellent la Grande Guerre Patriotique, en \u00e9cho \u00e0 la \u00ab guerre patriotique \u00bb contre Napol\u00e9on en 1812, qui est pour nous la \u00ab campagne de Russie \u00bb. Si elle a \u00e9t\u00e9 pr\u00e9c\u00e9d\u00e9e par le pacte Hitler-Staline et n\u2019a commenc\u00e9 que le 22 juin 1941 pour s\u2019achever le 9 mai 1945, elle a fait au moins 27 millions de morts en URSS. Un chiffre colossal, \u00e0 ramener \u00e0 une population d\u2019un peu plus de 170 millions en 1939. C\u2019est un peu moins de la moiti\u00e9 de la population fran\u00e7aise actuelle qui aurait disparu en 4 ans. <\/p>\n\n\n\n
On conna\u00eet en g\u00e9n\u00e9ral la bataille de Stalingrad, qui au prix de 2 millions de morts, a stopp\u00e9 l\u2019avanc\u00e9e des nazis en URSS apr\u00e8s plus de 6 mois de combats acharn\u00e9s. On conna\u00eet moins l\u2019\u00e9preuve travers\u00e9e par Leningrad, qui a subi un si\u00e8ge de 872 jours, divisant sa population par 4, de 2,5 millions d\u2019habitants \u00e0 moins de 600 000 et faisant, d\u00e8s le premier hiver entre d\u00e9cembre 1941 et mars 1942, 360 000 morts civils, soit presque autant que de victimes en Grande-Bretagne pendant toute la dur\u00e9e du conflit. Curieusement, l\u2019ouvrage de r\u00e9f\u00e9rence sur cette p\u00e9riode, \u00ab Le livre du blocus \u00bb de Granine et Adamovitch, tous deux survivants du blocus, donne une voix \u00e0 tous ceux qui l\u2019ont perdue, paru en 1979, a \u00e9t\u00e9 traduit dans bien des langues mais pas encore en fran\u00e7ais.<\/p>\n\n\n\n
Les alli\u00e9s am\u00e9ricains, on le sait, ont jou\u00e9 un r\u00f4le d\u00e9cisif en d\u00e9barquant le 6 juin 1944 en Normandie, et tous les \u00e9coliers fran\u00e7ais connaissent cette date. Ce que l\u2019on conna\u00eet moins c\u2019est l\u2019attitude du g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle \u00e0 l\u2019\u00e9gard du 6 juin. Lui qui ne peut \u00eatre suspect\u00e9 d\u2019intelligence avec l\u2019ennemi, a toujours refus\u00e9 de c\u00e9l\u00e9brer le 6 juin et de se rendre sur les plages du D\u00e9barquement ce jour-l\u00e0. M\u00eame en 1964, pour le vingti\u00e8me anniversaire, il reste camp\u00e9 sur ses positions : \u00ab M\u2019associer \u00e0 la comm\u00e9moration d\u2019un jour o\u00f9 on demandait aux Fran\u00e7ais de s\u2019abandonner \u00e0 d\u2019autres qu\u2019\u00e0 eux-m\u00eames, non ! \u00bb est-il rapport\u00e9 dans l\u2019ouvrage de Peyrefitte, \u00ab C\u2019\u00e9tait de Gaulle \u00bb. Le g\u00e9n\u00e9ral voyait dans la strat\u00e9gie des anglo-saxons \u00ab une seconde occupation \u00bb possible s\u2019il ne s\u2019\u00e9tait pas impos\u00e9. <\/p>\n\n\n\n
On sait que les Am\u00e9ricains et les Britanniques \u00e9taient nos alli\u00e9s. On sait moins que la perception du r\u00f4le des alli\u00e9s a \u00e9volu\u00e9 avec le temps. Des sondages de l\u2019IFOP montrent qu\u2019au sortir de la guerre les Russes \u00e9taient de loin per\u00e7us comme les principaux artisans de la victoire. Il serait \u00e9videmment int\u00e9ressant de comprendre comment s\u2019explique cette \u00e9volution au cours des d\u00e9cennies. <\/p>\n\n\n\n
Aux artistes, la deuxi\u00e8me guerre mondiale a inspir\u00e9, entre autres choses, des \u0153uvres cin\u00e9matographiques marquantes. C\u2019est peut-\u00eatre l\u00e0 le marqueur le plus intime de l\u2019\u00e9cho que ce conflit a eu dans la population. Mais l\u00e0 o\u00f9 l\u2019esprit fran\u00e7ais a pu traiter avec humour les ann\u00e9es 1939-1945 – que l\u2019on pense \u00e0 \u00ab La Grande Vadrouille \u00bb ou bien \u00ab O\u00f9 est pass\u00e9e la 7\u00e8me Compagnie ? \u00bb – les Russes ne peuvent aborder ce conflit avec ce que l\u2019humour suppose de d\u00e9tachement et de mise \u00e0 distance. Le film russe le plus embl\u00e9matique de cette p\u00e9riode est sans doute \u00ab Quand passent les cigognes \u00bb, le chef d\u2019\u0153uvre de Kalatozov, distingu\u00e9 par la palme d\u2019or au festival de Cannes en 1958. Mais d\u2019autres cigognes et un autre film touchent encore plus les Russes au c\u0153ur depuis pr\u00e8s d\u2019un demi-si\u00e8cle, et sont largement inconnus en Occident.<\/p>\n\n\n\n
\u00ab 17 Moments du printemps \u00bb est un film qui ne dit rien \u00e0 personne, ou presque. Stierlitz, un h\u00e9ros tr\u00e8s discret. Et pourtant c\u2019est un film culte en Russie encore aujourd\u2019hui et, dans la longue s\u00e9rie des rendez-vous manqu\u00e9s entre l\u2019Europe et la Russie, un morceau de choix. Le printemps dont il est question, dans cette s\u00e9rie de 12 \u00e9pisodes, c\u2019est f\u00e9vrier-mars 1945. Max Otto von Stierlitz, en r\u00e9alit\u00e9 Maxim Issaev, est un agent sovi\u00e9tique infiltr\u00e9 dans les services secrets nazis ; sa mission est de d\u00e9couvrir qui, parmi les dignitaires allemands, participe aux n\u00e9gociations secr\u00e8tes de tentative de paix s\u00e9par\u00e9e avec les Am\u00e9ricains et les Britanniques men\u00e9es par Allen Dulles. Ce film, qui ne doit rien au hasard, a rencontr\u00e9 d\u2019embl\u00e9e un immense succ\u00e8s : plus de 50 millions de t\u00e9l\u00e9spectateurs lors de sa premi\u00e8re diffusion \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision russe en ao\u00fbt 1973, une avalanche de courriers et une rediffusion trois mois plus tard. Le sc\u00e9nario, tir\u00e9 d\u2019une nouvelle, est une commande d\u2019Andropov, alors \u00e0 la t\u00eate du KGB. Il comprenait que l\u2019URSS allait dans le mur et qu\u2019il fallait attirer au sein des services des jeunes gens intelligents et non des fils d\u2019apparatchiks. Le h\u00e9ros, qui est le James Bond russe, est incarn\u00e9 par un acteur tr\u00e8s populaire, Viatchislav Tikhonov qui avait pr\u00eat\u00e9 ses traits 6 ans auparavant au Prince Andr\u00e9 du fameux \u00ab Guerre et Paix \u00bb de Bondartchouk. Qu\u2019un m\u00eame visage puisse \u00eatre celui d\u2019un prince d\u2019une grande famille noble se battant contre Napol\u00e9on et celui d\u2019un agent sovi\u00e9tique se battant contre Hitler n\u2019est pas anodin. Il n\u2019est pas anodin non plus que Stierlitz soit, \u00ab dans le civil \u00bb et sous le nom de Bolsen, parfaitement aimable avec les Allemands ordinaires ; que le film accorde une place de choix \u00e0 un pasteur protestant ; que le pasteur et Stierlitz communient dans une grande admiration pour la culture fran\u00e7aise au d\u00e9tour d\u2019une chanson d\u2019Edith Piaf (au prix d\u2019une petite entorse \u00e0 l\u2019histoire car ladite chanson n\u2019existait pas encore en 1945). En noir et blanc, faisant la part belle aux dialogues int\u00e9rieurs, sans gadget technologique et presque sans actrices f\u00e9minines (mais avec un magnifique \u00e9change de regards lorsque Stierlitz a le droit d\u2019apercevoir sa femme dans un restaurant), ce film est en r\u00e9alit\u00e9 aux antipodes de James Bond. <\/p>\n\n\n\n
Signe de la popularit\u00e9 de Stierlitz, un sondage r\u00e9alis\u00e9 en octobre 2019 le d\u00e9signait comme le h\u00e9ros de cin\u00e9ma russe qui ferait le meilleur pr\u00e9sident, confirmant un autre sondage de 1999. Toute ressemblance avec un certain Poutine, qui \u00e9tait lui aussi dans le renseignement ext\u00e9rieur, lui aussi en Allemagne, et qui a d\u00e9couvert ce film \u00e0 21 ans, n\u2019est pas fortuite. Poutine faisait partie du public cible d\u2019Andropov. Mais au-del\u00e0 du pr\u00e9sident, Stierlitz parle aux Russes. Il a inspir\u00e9 nombre de blagues ces derni\u00e8res d\u00e9cennies, m\u00eame en pleine affaire Skripal. Ces derniers jours c\u2019est encore Stierlitz qui s\u2019affichait sur les r\u00e9seaux sociaux russes, en d\u00e9but de confinement, avec cette l\u00e9gende : \u00ab Que pouvez-vous comprendre au t\u00e9l\u00e9travail ? \u00bb<\/p>\n\n\n\n
Quant aux cigognes, qui sont d\u2019ailleurs la premi\u00e8re image du film, elles ne sont pas de simples oiseaux migrateurs. Depuis un po\u00e8me poignant – \u00ab Zhuravli \u00bb – du po\u00e8te daghestanais Gamzatov, mis en chanson pour Mark Bernes, autre grand nom du cin\u00e9ma russe, qu\u2019il a enregistr\u00e9e juste avant sa mort, elles sont les \u00e2mes des soldats morts au combat. Tous les Russes la connaissent par coeur, et se l\u00e8vent parfois lorsqu\u2019elle est interpr\u00e9t\u00e9e en public, en signe de respect, \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019une pri\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n
En ce printemps 2020, apr\u00e8s la dr\u00f4le de guerre contre un virus exotique, \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 les comparaisons se multiplient avec l\u2019\u00e9tat du monde en 1945, et \u00e0 la veille de grandes recompositions g\u00e9opolitiques que l\u2019on pressent confus\u00e9ment, c\u2019est peut-\u00eatre la meilleure saison pour d\u00e9couvrir ces \u00ab 17 Moments \u00bb. Un film qui donne non pas une cl\u00e9 mais tout un trousseau pour mieux comprendre la vision profond\u00e9ment ancr\u00e9e des Russes sur l\u2019Europe, les Etats-Unis et le devoir envers la patrie – un mot qui s\u2019\u00e9crit en russe avec une majuscule, contrairement \u00e0 celui d\u2019Etat, que l\u2019on \u00e9crit avec une minuscule. Une diff\u00e9rence orthographique qui traduit une \u00e9chelle de valeurs diff\u00e9rente.<\/p>\n\n\n\n
*Helena Perroud, membre du conseil d’administration chez Geopragma <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"
Billet du lundi 01\/06\/2020 par Helena Perroud* Il aura donc finalement lieu. Avant que ce mois de mai 2020 ne s\u2019ach\u00e8ve, Vladimir Poutine l\u2019a annonc\u00e9 sur un ton martial \u00e0 son ministre de la D\u00e9fense, Sergue\u00ef Shoigu, ce 26 mai lors d\u2019un bref \u00e9change en visioconf\u00e9rence. L\u2019ordre a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 de pr\u00e9parer le d\u00e9fil\u00e9 de […]<\/p>\n","protected":false},"author":1,"featured_media":12464,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"","format":"standard","meta":{"footnotes":""},"categories":[27,671,119,851,210,849],"tags":[30,13],"class_list":["post-12461","post","type-post","status-publish","format-standard","has-post-thumbnail","hentry","category-billet","category-eurasie","category-europe","category-relations-internationales-doctrines-et-perceptions","category-russie","category-securite-defense","tag-poutine","tag-russie"],"yoast_head":"\n