Billet du lundi d’Alexis Feertchak*<\/p>\n\n\n\n
Je faisais ce matin un petit exercice de pens\u00e9e. J\u2019imaginais que le coronavirus n\u2019existait pas, que le monde continuait comme avant, mais qu\u2019au beau milieu de celui-ci, le ministre fran\u00e7ais de l\u2019Economie et des Finances s\u2019\u00e9criait solennellement dans l\u2019h\u00e9micycle de l\u2019Assembl\u00e9e nationale : \u00ab Nos peuples demandent que nous soyons plus ind\u00e9pendants (\u2026) Il nous faut renforcer notre souverainet\u00e9 sur des cha\u00eenes de valeurs qui sont strat\u00e9giques <\/em>et donc r\u00e9duire notre d\u00e9pendance vis-\u00e0-vis d’un certain nombre de grandes puissances. En particulier vis-\u00e0-vis de la Chine sur l’approvisionnement de certains produits. <\/em>Nous devons repenser la mondialisation \u00e0 l’aune du principe de souverainet\u00e9 <\/em>\u00bb.<\/p>\n\n\n\n Poursuivant sa d\u00e9monstration, le grand argentier expliquait qu\u2019il nous fallait par exemple d\u00e9velopper notre propre industrie en mati\u00e8re de batteries \u00e9lectriques, cl\u00e9 de vo\u00fbte de la rapide \u00e9lectrification des automobiles. Ravi de cette brillante prospective de son ministre, le pr\u00e9sident de la R\u00e9publique, f\u00e9ru de mots philosophiques compliqu\u00e9s, encha\u00eenait depuis le palais de l\u2019Elys\u00e9e : \u00abLe paradigme de l’\u00e9clatement des cha\u00eenes de production \u00e0 l’\u00e9chelle mondiale, notamment en Chine, sans filet de s\u00e9curit\u00e9<\/em>, doit changer. <\/em>C’est un changement de paradigme auquel devons nous pr\u00e9parer<\/em>. D<\/em>ans d’autres domaines aussi, nous devons nous poser la question<\/em> \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Vous avez certainement devin\u00e9 : Messieurs Le Maire et Macron ont bel et bien prononc\u00e9 ces mots. Il faut, me semble-t-il, arriver \u00e0 faire abstraction du contexte extraordinaire que nous vivons pour mesurer l\u2019ampleur de ce qui est peut-\u00eatre bien un \u00ab changement de paradigme \u00bb, comme le dit le pr\u00e9sident de la R\u00e9publique. Une r\u00e9f\u00e9rence au philosophe des sciences Thomas Kuhn (1922-1996) connu pour son essai La Structure des r\u00e9volutions scientifiques<\/em>, grand classique de la litt\u00e9rature \u00e9pist\u00e9mologique. Kuhn proc\u00e8de \u00e0 une lecture discontinuiste de l\u2019histoire des sciences : \u00e0 un moment donn\u00e9, une immense majorit\u00e9 des scientifiques partage un ensemble de croyances communes qui forme une repr\u00e9sentation du monde. Mais il suffit parfois d\u2019un choc en apparence mineur pour que ce paradigme explose en vol et qu\u2019un nouveau paradigme \u00e9merge. Pis, c\u2019est souvent au moment o\u00f9 le paradigme dominant atteint son apog\u00e9e, que l\u2019on cro\u00eet que toutes les questions sont \u00e9puis\u00e9es, qu\u2019un infime d\u00e9tail, un petit caillou dans la chaussure, que l\u2019on croit trois fois rien, vient faire s\u2019\u00e9crouler tout l\u2019\u00e9difice.<\/p>\n\n\n\n Le caillou s\u2019appelle coronavirus. Vous vous \u00eates endormis dans un monde o\u00f9 les fronti\u00e8res, les Etats et la souverainet\u00e9 existaient certes, mais ces notions, au go\u00fbt d\u2019antan, \u00e9taient vues comme des r\u00e9sidus encombrants d\u2019une histoire ancienne et d\u00e9pass\u00e9e. Vous vous r\u00e9veillez dans un monde o\u00f9 Bruno Le Maire et Emmanuel Macron en appellent \u00e0 la r\u00e9forme d\u2019une mondialisation sans filet qui augmente la vuln\u00e9rabilit\u00e9 de tous. Qui plus est, vous vous r\u00e9veillez dans un monde o\u00f9 la seule entit\u00e9 politique stable, l\u00e9gitime et reconnue par tous s\u2019appelle l\u2019Etat-nation. C\u2019est l\u2019Allemagne qui ouvre ses h\u00f4pitaux aux Fran\u00e7ais. C\u2019est la Russie qui envoie ses camions en Italie. C\u2019est la Chine qui vend masques et tests de d\u00e9tection \u00e0 travers toute la plan\u00e8te. Ce sont les Pays-Bas qui refusent de payer la dette des autres. Partout, ce sont des nations. L\u2019Union europ\u00e9enne ? Elle est aux abonn\u00e9s absents. L\u2019Organisation mondiale de la Sant\u00e9 ? Elle est devenue le terrain de jeu de la Chine, au grand dam des Etats-Unis qui voient leur influence s\u2019amenuiser \u00e0 vive allure.<\/p>\n\n\n\n Les fronti\u00e8res sont partout, qu\u2019elles soient virtuelles ou mat\u00e9rielles, poreuses ou imp\u00e9n\u00e9trables, nationales, r\u00e9gionales ou locales. L\u2019ironie du sort est terrible : la quarantaine est une fronti\u00e8re qui s\u2019\u00e9rige entre ceux qui sont contamin\u00e9s (ou dont on craint qu\u2019ils le soient) et ceux qui ne le sont pas. Le confinement aussi est une fronti\u00e8re, qui s\u2019\u00e9rige entre chacun de nous. La fronti\u00e8re n\u2019est pas un simple poste de douane \u00e0 la barri\u00e8re rouill\u00e9e, dont Messieurs Le Maire et Macron pouvaient se moquer avant-hier. Elle est une structure politique et sociale qui prend des formes infinies, parfois heureuses, parfois malheureuses. Avoir un domicile, poss\u00e9der une \u00ab chambre \u00e0 soi \u00bb comme dit Virginia Woolf, est une chose heureuse. Il suffit de voir le sort de ceux qui en sont priv\u00e9s pour s\u2019en rendre compte. Mais \u00eatre enferm\u00e9 \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de sa fronti\u00e8re est en m\u00eame temps une exp\u00e9rience douloureuse. Avoir ray\u00e9 d\u2019un trait la fronti\u00e8re nationale, probablement la plus fondamentale politiquement, sans s\u2019\u00eatre m\u00eame assur\u00e9 de la solidit\u00e9 de la fronti\u00e8re europ\u00e9enne, appara\u00eet aujourd\u2019hui comme la marque d\u2019une hubris<\/em> infinie : nous nous pensions si invuln\u00e9rables que nous n\u2019envisagions la fronti\u00e8re que dans un sens. Nous n\u2019imaginions que notre libert\u00e9 d\u2019aller vers l\u2019autre. Le sens oppos\u00e9, celui du dehors vers le dedans, nous importait peu : nous \u00e9tions si d\u00e9sirables que le monde entier se plierait de toute fa\u00e7on en quatre pour nous ressembler. C\u2019est cette d\u00e9mesure occidentale, qui nous fait d\u00e9tester d\u2019une grande partie de la plan\u00e8te, qui vole aujourd\u2019hui en \u00e9clat. Dans le monde de 2020, les pays \u00e9mergents n\u2019ont pas attendu nos querelles byzantines pour savoir qu\u2019une fronti\u00e8re prot\u00e8ge et qu\u2019elle n\u2019est pas synonyme d\u2019autarcie. Entre la Cor\u00e9e du Nord et l\u2019Union europ\u00e9enne, les variations sont infinies.<\/p>\n\n\n\n L\u2019ironie est tragique. Bien des intellectuels envisageaient depuis des ann\u00e9es la fermeture de cette double parenth\u00e8se de \u00ab la fin de l\u2019histoire \u00bb et de \u00ab la mondialisation heureuse \u00bb. Mais la plupart avaient imagin\u00e9 que le choc viendrait d\u2019un crash boursier, d\u2019une crise migratoire, d\u2019une guerre de haute intensit\u00e9, bref, de quelque chose dont les hommes seraient eux-m\u00eames la propre origine. Il se pourrait que cette catastrophe \u2013 au sens \u00e9tymologique de retournement et de r\u00e9v\u00e9lation \u2013 pr\u00eet finalement sa source en dehors des hommes (et m\u00eame en dehors du vivant puisqu\u2019un virus n\u2019appartient pas \u00e0 cette cat\u00e9gorie).<\/p>\n\n\n\n Ce changement de paradigme, s\u2019il advenait, serait une bonne nouvelle \u00e0 bien des \u00e9gards. Signifierait-il forc\u00e9ment une rupture radicale ? Thomas Kuhn reprenait \u00e0 Wittgenstein l\u2019image c\u00e9l\u00e8bre du \u00ab canard-lapin \u00bb : le m\u00eame dessin, selon la fa\u00e7on dont vous le regardez, ressemblera \u00e0 l\u2019un ou l\u2019autre des deux animaux. Ainsi, m\u00eame si nous changeons de paradigme, comme semble le souhaiter notre pr\u00e9sident de la R\u00e9publique, notre monde ne changera pas du tout au tout. Nous parlerons peut-\u00eatre davantage de souverainet\u00e9, de fronti\u00e8res, d\u2019ind\u00e9pendance, de nation, de patrie, mais ce n\u2019est pas pour autant que les avions s\u2019arr\u00eateront de voler, que les tankers s\u2019arr\u00eateront de naviguer, que les citoyens s\u2019arr\u00eateront de traverser les fronti\u00e8res. Nous ne changerons pas de monde apr\u00e8s le coronavirus, m\u00eame si le monde, lui, changera. Les exp\u00e9riences des tables rases finissent rarement bien. R\u00e9gis Debray \u00e9crivait dans Civilisation <\/em>que nous ne voulions pas voir qu\u2019au fur-et-\u00e0-mesure que \u00ab l\u2019\u00e9conomie se globalisait \u00bb, \u00ab la politique, elle, se provincialisait \u00bb. Un heureux changement de paradigme consisterait \u00e0 souhaiter la conjonction de ces deux ph\u00e9nom\u00e8nes, l\u2019un essayant, au mieux, d\u2019\u00e9quilibrer l\u2019autre, et vice versa<\/em>. Et non pas souhaiter que l\u2019un l\u2019emport\u00e2t absolument sur l\u2019autre, ce qui ne m\u00e8nerait nulle part. <\/p>\n\n\n\n *Alexis Feertchak, membre du conseil d’administration chez Geopragma<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Billet du lundi d’Alexis Feertchak* Je faisais ce matin un petit exercice de pens\u00e9e. 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