Billet du lundi 18 janvier 2021 par Ghislain de Castelbajac*

 

Le royaume saoudien est comme ce cobra du désert d’Arabie qui mue d’une belle et transparente peau laissée bien en évidence sur une pierre brûlante au rare marcheur du Rub al-Khali, mais sans vraiment changer sur le fond.

Pourtant notre animal au sang-froid est à la croisée des chemins. Si le train de réformes sociétales et économiques est lancé depuis l’arrivée du prince héritier Mohammed ben Salmane aux affaires, la forme et le tempo nous montrent une trajectoire pour le moins brouillonne qui entérinent la thèse d’un régime moins éclairé par les Lumières que par un simple instinct de survie.

Car la Maison Saoud revient de loin : la deuxième guerre du Golfe à la suite de l’annexion du Koweït par la grande Mésopotamie irakienne en 1990 fit prendre conscience aux fils d’Ibn Séoud de l’extrême fragilité de leur pays et sa forte dépendance à l’aide occidentale.

Puis les suites du 11 septembre 2001 mirent les projecteurs de certains Think tanks et décisionnaires américains sur les béantes plaies de la société saoudienne et leurs corollaires de corruption, égarement de la jeunesse, tensions internes d’ordre tribal, social, sectaire et religieux. Les schémas djihadistes internationaux ayant pour source idéologique, financière ou opérationnelle l’Arabie Saoudite, furent enfin mis au jour après des décennies de silence assourdissant au sortir de la guerre froide de la part d’une Amérique toujours si complaisante pour son allié.

A la suite de ces attaques, des plans de partition du royaume furent notamment présentés par William Kristrol, ancien dircab de Dan Quayle sous George W. Bush. Ils prévoyaient de parquer la famille Saoud à la région centrale de Riyad, de restaurer des membres de la dynastie hachémite dans les lieux Saints en y restaurant le royaume du Hedjaz, et de donner aux populations chiites de la province orientale du Hasa une indépendance qui serait conditionnée à leur docilité à ouvrir grandes les vannes du pétrole à Washington. Les chiites arabes de l’Est de la péninsule arabique auraient alors été un tampon entre l’irrédentisme perse à l’Est, les dogmes wahhabites des Saoud à l’Ouest, et un Irak instable au Nord.

Le couperet n’est donc pas passé loin de la dynastie saoudienne qui entreprit donc un train de mutations à marche forcée à partir des années 2010.

La nomination comme prince héritier d’un petit-fils du fondateur du royaume actuel fut le premier geste symbolisant la volonté d’adapter la monarchie à la société saoudienne et aux défis majeurs à laquelle elle fait face. Le choix par le roi Salmane de nommer son jeune fils Mohammed ben Salmane (MbS) prince héritier fut un signal fort pour tenter de redonner confiance aux tribus en l’ancrage de la monarchie dans l’attachement aux valeurs bédouines.

Le double jeu du jeune prince héritier et de son clan après le coup du Ritz Carlton qui fit mettre aux arrêts les 200 plus puissants du royaume en 2017, puis l’assassinat de Jamal Khashoggi, membre éminent de l’élite intellectuelle saoudienne, lui permit d’avoir les mains libres pour entamer des réformes très fortes, mettant au pas d’une main de fer les muttawas et les religieux qui semblaient pourtant intouchables.

Mais comme tout prince impétueux emplit d’hubris, suivant les pas de son mentor Mohammed ben Zayed à Abu Dhabi, il entraîna son royaume dans l’arène de Saba, devenue la sale guerre du Yémen. A l’image des bombardements au napalm des populations yéménites par les forces armées de Nasser dans les années 1950, la nouvelle coalition arabe se fit la main sur des rebelles montagnards d’un Islam traditionnel zaydiste, très vaguement soutenus par l’Iran, et dont les repères religieux sont plus tournés vers Oman ou l’Irak de Nadjaf que vers Téhéran. Les rebelles Houthis furent même les plus prompts à dénoncer la présence de Madrassas au Nord de Sana’a, qui abritaient bon nombre de français, dont les auteurs des attentats de Charlie Hebdo, revendiqués par Al-Qaida en Péninsule Arabique.

C’est donc bardé de ce lourd passif d’erreurs, de massacres et de répression que la monarchie saoudienne exhibe ses réalisations économiques et culturelles, sur fond de grands projets immobiliers.

Puisque dans les monarchies du Golfe, tout commence par la présentation d’une magnifique maquette devant un parterre de journalistes et des promoteurs immobiliers, les gigantesques projets KEOM, NEOM et autres acronymes furent plantés sur une carte des rives occidentales de la péninsule. Mais en analysant ces projets, il apparaît qu’ils sont opportunément placés sur l’ancienne route des marchands nabatéens, dont les vestiges préislamiques se dressent encore de Pétra (Jordanie) à al Oula, puis la Mecque.

Faisant feu de tout bois, MbS s’est même « payé » Gérard Mestrallet, actuel président du conseil d’Engie comme conseiller à la promotion des sites archéologiques nabatéens d’Al Oula et Mada’in Saleh. 

Dans sa nouvelle quête du touriste occidental, gageons que l’Arabie fera plus facilement oublier les attentats dont furent victimes une famille française massacrée par AQPA à Mada’in Saleh en 2006, que l’assassinat de Khashoggi.

C’est dans cette symbolique très particulière, et qu’il convient de ne pas négliger, que le prince MbS reçut en la future cité de NEOM en novembre 2020, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, en compagnie de Mike Pompéo.

Cette rencontre secrète fut initiée dans le cadre des accords d’Abraham visant à un accord de paix au Proche-Orient, et à la normalisation des relations entre Israël et les Etats arabes.

Sans s’engager dans une reconnaissance hâtive de l’Etat hébreu, le royaume saoudien voulu saisir l’occasion de montrer à Israël et aux Etats-Unis que les réformes n’étaient pas que cosmétiques, ni même symboliques et sociétales, mais aussi structurelles. L’axe qui se créerait entre Israël et l’Arabie Saoudite serait l’occasion pour la famille royale saoudienne de revendiquer le statut symbolique mais tant convoité de gardiens des trois Lieux Saints de l’Islam, ajoutant à leur trousseau composé de La Mecque et Médine, l’éternelle Jérusalem « al Qods ». Titre actuellement porté par la monarchie hachémite régnant actuellement sur la Jordanie. 

Ce décor planté, l’Arabie Saoudite sera-t-elle victime du baiser de la mort Trumpien face à la nouvelle administration Biden ?

Il existe en effet de multiples points chauds potentiels qui pourraient définir la prochaine phase de ses relations bilatérales avec les Etats-Unis. Une période qui pourrait s’avérer capitale si le roi Salmane décède et le prince héritier Mohammed ben Salmane monte sur le trône.

Le nouveau président Joseph Biden ayant indiqué qu’il réévaluerait la relation avec l’Arabie Saoudite s’il gagnait les élections. Tony Blinken, nommé au poste de secrétaire d’Etat, a décrit la proximité perçue de l’administration Trump avec MbS comme un « chèque en blanc pour poursuivre un ensemble désastreux de politiques ».

Jake Sullivan, candidat au poste de conseiller à la sécurité nationale, a déclaré que la nouvelle administration allait rejoindre le Plan d’action conjoint, à condition que l’Iran revienne également au respect des seuils prévus par le traité.

Les deux hommes ont servi dans le département d’Etat de l’époque Obama et estiment que les Saoudiens, les Emiratis et les Israéliens ne comprennent pas leur raisonnement selon lequel les activités nucléaires de l’Iran pouvaient être isolées de la question plus large de l’ingérence régionale iranienne, poussant ainsi à un retour de l’Iran à la table des négociations.

Une administration Biden cherchera probablement à travailler avec ses partenaires régionaux pour essayer de négocier un accord nucléaire plus fort, ce qui pourrait donner aux Saoudiens une voie pour les pourparlers. Mais, à l’inverse, toute tentative des Saoudiens de faire obstacle à de nouvelles négociations pourrait rapidement raviver des souvenirs négatifs des tensions dans les relations politiques saoudo-américaines qui ont marqué les dernières années du précédent président démocrate.

Il faudra que la nouvelle administration mette au crédit de Donald Trump la normalisation des relations de certains Etats du Golfe avec Israël, ce qui permettra que le canal de discussions soit plus fluide avec les iraniens. 

Réparer les liens de confiance entre les démocrates et les dirigeants saoudiens – en particulier MbS – ne sera pas facile, et l’administration Biden se trouvera également sous la pression de l’aile progressiste de son parti, qui favorise une réévaluation plus fondamentale des partenariats de politique étrangère américaine.

Une façon dont MbS pourrait tenter de reprendre main à Washington serait de corriger une ou plusieurs des questions politiques qui ont tendu les relations américano-saoudiennes.

C’est ainsi que la fin en cours du désaccord avec le Qatar, ainsi que l’annonce probable d’un retrait militaire du Yémen seront les bienvenus. Il pourra aussi détendre l’atmosphère en libérant les défenseurs des droits des femmes détenues, mais aussi en reprenant les bases d’un accord OPEC, parti en fumée en mars 2020.

Pour l’Arabie Saoudite, une administration Biden est en fait susceptible de fournir une bien plus grande certitude et prévisibilité dans la prise de décision américaine en matière de politique de sécurité et de défense. Riyad pourrait s’en féliciter après l’absence de réponse ouverte des Etats-Unis à la suite d’une série d’attaques liées à l’Iran contre des cibles maritimes et énergétiques en Arabie Saoudite en 2019.

Les relations américano-saoudiennes pourraient être réinitialisées autour de liens institutionnels de coopération basés sur le long terme et la patience du prince. Trump lui-même pouvait être assez insultant pour les Saoudiens, comme lors de sa vantardise d’octobre 2018 selon laquelle l’Arabie Saoudite ne survivrait pas deux semaines sans la protection américaine.

Concernant les relations franco-saoudiennes, elles doivent également faire fi des questions de personnalités et adopter une démarche bien plus ancrée dans le temps long. Il faudra là aussi faire oublier les impétueuses virées et rencontres médiatiques manquant de substance, pour se concentrer sur les grands chantiers d’importance que sont la sécurité régionale, la culture, et l’accompagnement aux réformes sociales de l’Arabie dans le respect des droits humains fondamentaux. 

C’est donc une Arabie plus sage et moins impétueuse qui devra porter sa mue à la face du nouveau monde, mais aussi de sa société composée d’une jeunesse ayant soif de réformes, en lutte contre la corruption endémique, les passe-droits, et portée par l’espoir d’un pays enfin réconcilié avec lui-même, ses voisins, et l’image qu’en portent les pays musulmans et occidentaux.

 

*Ghislain de Castelbajac est membre fondateur de Geopragma

 

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