Maktoub 1, Le Billet du Lundi du 06/01/2020 par Ghislain de Castelbajac*

Fin 2003, puis en 2004, dans les montagnes d’Afghanistan, l’armée française tint Oussama Bin Laden dans son viseur. L’ordre de tir n’arrivera jamais de la part de l’Etat-major US de Bagram 2. D’autres occasions manquées émailleront la traque de l’ex ennemi public des Etats-Unis.

La décision du président Trump d’éliminer le Major Général Qassem Solemaini, commandant des forces Al-Qods iraniennes ainsi que l’irakien Abu Mahdi al Muhandis, chef de la phalange du parti de Dieu (Kataeb Hezbollah) à Baghdad par une frappe ciblée fut sans doute inspirée par un « FOMO », fear of missing out, lié au trauma du 11 septembre, occasion de tir que le président américain n’aurait pu laisser passer.

Les récentes attaques contre les intérêts américains dans le Golfe ainsi qu’en Irak justifièrent sur un plan purement opérationnel l’élimination de ces deux commanditaires directs, d’autant plus que le président Trump avait stoppé net en juin 2019 une opération de bombardement en représailles à l’attaque de navires pétroliers saoudien, norvégien et émirien près du détroit d’Ormuz, puis de l’attaque contre un drone américain, officiellement par peur de faire des victimes civiles et d’un engrenage avec l’Iran.

Mais le général Qassem Solemaini n’est pas Oussama Bin Laden ni Abu Bakr al Baghdadi. 

Il s’agissait d’un officier supérieur de l’armée iranienne ayant fait ses classes directement sur le terrain de la guerre Iran-Irak. Depuis une quinzaine d’années il avait largement concouru au retour de l’influence de la République islamique d’Iran sur la scène internationale en organisant et en formant des groupes paramilitaires au Liban, Irak et Syrie. Il avait contribué à la guerre contre Dae’ch et fut reçu par les troupes américaines à Kirkouk en 2014. 

Ses relations avec les kurdes étaient à l’image de celles qu’entretiennent les puissances régionales avec ce peuple sans Etat : après avoir maté une tentative de sécession kurdo-azéri dans le Nord de l’Iran aux débuts de la révolution, il arma les kurdes d’Irak vingt-cinq ans plus tard durant la guerre contre Dae’ch, et avait à ce titre de nombreux contacts formels ou informels avec des alliés de la France dans la région.

Fer de lance de la frange militaro-conservatrice du régime iranien, le général Solemaini était devenu une légende en Iran et pour une partie des populations chi’ites arabophones ou sunnites de Gaza, sous influence de la puissante confrérie des Frères musulmans.

Héraut des mostazafin, les déshérités du chi’isme et des courants fréristes à travers le monde, il était une sorte de Che Guevara moderne : populaire pour ses affidés et ses fans à l’étranger, mais symbole d’un interventionnisme militaro-affairiste, de la corruption et d’une répression sanglante pour des franges de plus en plus remontées de populations jeunes au Liban et en Irak qui subissent le joug d’un système d’influence iranien redevenu impérialiste. En Iran, les anciens étudiants de 1999 et les révoltés plus récents n’oublieront pas la répression sanglante soutenue par le général Solemaini, alors chef des Gardiens de la Révolution de Kerman.

Général Qassem Solemaini

L’administration américaine et ses alliés régionaux doivent donc s’attendre à des représailles, dont la trame était de toute façon déjà écrite tant ces deux impérialismes antagonistes sont voués à une confrontation plus ou moins directe, avec la bénédiction des deutéragonistes saoudiens et émiriens. 

Si l’armée régulière iranienne n’est pas en mesure de résister longtemps aux assauts combinés de frappes aériennes américaines et alliées, il est évident qu’une tentative d’invasion terrestre de l’Iran serait vouée à l’échec sur la durée. L’administration américaine tente de calmer le jeu, mais cette nouvelle tragédie d’Eschyle, auteur des Perses, met cette fois en accusation l’hubris non plus du fils du roi Xerxès mais celui d’un régime iranien trop sûr de lui, rejouant sous les lazzis une chorégraphie boiteuse entre conservateurs et réformistes. 

Hubris maintenant partagé par le président Trump, non qu’il ait agit dans la précipitation, mais plutôt que le palier que les Etats-Unis viennent de franchir font entrer le conflit dans une nouvelle inconnue.

Quoi qu’on en dise, l’administration américaine avait bien préparé le terrain : mains libres laissées à la Turquie en Syrie pour s’assurer de sa fidélité, remise des clés de l’Afghanistan aux Talibans qui, peu s’en souviennent, avaient enfoncé l’armée régulière iranienne sur ses flancs orientaux lors de la guerre irano-afghane de 1999, remotivation des alliés arabes du Golfe : le régime iranien est maintenant aux abois d’un containment et d’un encerclement toujours plus sévère.

La grande inconnue depuis la dénonciation du traité de non-prolifération nucléaire iranien par les Etats-Unis est maintenant le tempo et l’intensité des différentes phases de représailles et contre-représailles qui vont rythmer ces prochaines années avant que l’Iran ne soit en mesure d’atteindre la capacité de production nucléaire militaire.

Le pari risqué de l’administration Trump d’un « regime change » avant une hypothétique échéance nucléaire est un coup du « fou au fou » : montrer une détermination teintée de ruades tactiques et d’incartades médiatiques à un régime présenté comme fou car il aspire à la capacité nucléaire malgré l’embargo qui touche durement le peuple iranien.

L’Iran n’a que peu de ressources pour y parvenir, ni aucune intention de confrontation directe, nucléaire ou pas.

Seul Einstein prophétisa un épilogue funeste à un tel jeu, celui d’un ultimatum anonyme, menaçant de faire exploser une charge atomique acheminée clandestinement dans un grand port à bord d’un cargo civil. 

Pour le moment, sans avoir atteint le seuil nucléaire, le monde attend la réplique persane à la mort du général. Celle-ci sera aussi le baromètre de la santé et de la motivation des durs du régime.

*Ghislain de Castelbajac, membre fondateur de Geopragma

Notes :

1. C’est écrit

2. Emmanuel Razavi et Eric de Lavarène « Les ratés d’une traque »

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