Article de Caroline Galactéros* publié dans Marianne le 25/02/2020.

Il faut savoir tourner la page. 

Caroline Galactéros demande à Emmanuel Macron de revenir à une vraie posture gaullienne et de rompre avec l’atlantisme.

Monsieur le Président,

Ceci n’est pas une critique. C’est une supplique. Depuis votre accession au pouvoir, nombre de vos discours et déclarations souvent courageux et à rebours d’une pensée sclérosée par la peur ou le suivisme, ont manifesté votre volonté de rompre avec l’ancienne vassalisation de la pensée stratégique de notre pays dans une parenté enfin retrouvée avec la ligne incarnée par le général de Gaulle.

Cet atlantisme naïf qui nous entrave mentalement et concrètement, est basé sur un présupposé faux dont nous essuyons pourtant chaque jour de cuisants démentis : l’identité naturelle et souhaitable d’intérêts, de valeurs et de pratiques internationales entre notre allié américain et la France, au profit de l’Europe. Ce faisant, nous nions avec obstination une double évidence : premièrement, l’Europe et la France ont des intérêts sensiblement décorrélés de ceux des Etats-Unis notamment depuis la fin de la Guerre froide ; en second lieu, la Russie post-soviétique est le seul partenaire de revers sérieux pour échapper à la double dévoration sino-américaine du Vieux continent désormais en cours. Ce syndrome de Stockholm aggravé fait des ravages bien supérieurs à ceux d’un quelconque coronavirus. Il nous a placés depuis bientôt 15 ans aux marges du jeu réel des grands acteurs internationaux.

Nos atouts de puissance et d’influence sont pourtant considérables : outre notre génie national, le poids d’une Histoire glorieuse, le maintien d’un siège de membre permanent au CSNU que l’on veut évidemment nous voir partager pour nous diluer définitivement au nom de la solidarité européenne, notre rang de seule puissance militaire européenne complète et nucléaire, notre envergure maritime et linguistique : tout cela n’est pas rien, même si l’on sait que la puissance politique et militaire n’est que vanité sans celle de notre économie, la 7eme du monde, au redressement de laquelle vous vous attachez aussi.

Que nous manque-t-il alors pour être pris au sérieux par les acteurs majeurs qui rebattent les cartes du monde à grande vitesse, et recherchés comme protecteurs ou médiateurs fiables par ceux qui craignent la nouvelle logique de blocs ? Simplement de mettre en cohérence paroles et actes en sortant de la logique de l’image et de la communication politique qui ne trompe plus personne à l’extérieur ni à l’intérieur, mais démonétise gravement votre parole dans le monde comme sur le territoire national. Il faut donc parler sans fard ni pincette à nos partenaires, plus encore que vous ne le faites et sans immédiatement « donner des gages » contradictoires. Le Deep State français que vous avez démasqué est toujours à la manœuvre pour entraver notre renaissance stratégique. La « coïncidence » entre votre prise de parole initiale audacieuse lors de la Conférence de Munich sur la Sécurité, et le coup porté à votre camp dans la campagne des municipales, comme au même moment celui donné à Vladimir Poutine à Moscou, doit vous faire réfléchir.

Les Européens nous laissent quasi seuls au Sahel et veulent notre protection contre l’infiltration islamiste du Vieux continent ? Qu’ils nous aident sérieusement ou l’on s’en va. Au lieu de saupoudrer nos forces comptées, nous ferions d’ailleurs mieux de les concentrer ainsi que nos efforts diplomatiques sur quelques axes, et de consolider un partenariat stratégique avec l’Algérie (en en sortant du piège de la repentance), le Maroc et la Libye. Ce serait bien plus efficace contre le déferlement migratoire et le djihadisme qu’un combat retardateur sans issue au Sahel…

La Turquie pousse ses pions en Syrie et en Libye, pratiquant le fait accompli contre deux membres de l’UE (Grèce et Chypre) et le chantage au renvoi djihadistes infiltrés dans les flots de migrants que nous ne pouvons plus accueillir ? Cessons d’avaler des couleuvres aux dimensions de python. Ankara méprise ouvertement la stabilité de l‘Europe. Appuyée par Washington, dont elle est le proxy principal au Moyen-Orient contre la Russie, elle joue avec son statut otanien à nos dépens. Nous risquons de nous retrouver entrainés militairement au titre de l’article 5 contre les forces syriennes voire précipités dans un affrontement américano-iranien auquel nous n’avons aucun intérêt.

Ne tombons plus dans les pièges béants de Washington qui ne nous aime que dociles, veut diviser l’UE, l’empêcher de renouer avec la Russie pour pouvoir la placer sous sa dépendance énergétique et poursuivre sa prédation de nos pépites économiques au nom de la lutte anticorruption et de la « compliance » ! Tous ces comportements sont également inacceptables. C’est à nous seuls de décider, de rompre ou de tendre la main en fonction, avant tout autre oracle, de notre évaluation propre des menaces, risques et opportunités qui nous concernent.

Il est donc plus que temps de mettre notre diplomatie en ordre de bataille et de redéfinir enfin une politique étrangère souveraine autour de quelques pierres d’angle.

  • Nous ne pouvons plus tolérer, encore moins participer, à la déconstruction du droit international en appuyant, de près ou de loin, les agressions ou provocations unilatérales américaines. Puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de Sécurité, nous sommes plus que d’autres, les gardiens de la Charte des Nations Unies, dernier rempart contre la déconstruction active par certains, de tous accords, traités ou institutions entravant leur volonté de domination. Nous devons tenir notre rang de garant de la légalité internationale qui seul nous donne encore quelque crédit pour participer aux processus de règlement des crises et conflits.
  • Nous devons rapidement sortir du commandement militaire intégré de l’OTAN. Notre retour ne nous a été que très marginalement utile. Il faut quitter cette farce d’une présence qui ne rapporte nulle influence et vend « l’interopérabilité » comme un mantra de la modernité militaire, alors que c’est le-cache misère d’un alignement qui nous affaiblit. Le Commandement de la Transformation, créé tout exprès pour nous convaincre de rentrer dans le rang, comme la constellation d’étoiles, de postes et d’exercices pour nos armées font bon marché des résultats opérationnels et politiques décevants de l’Alliance. Où a-t-elle finalement réussi ? Cette méthode Coué justifie budgets, déploiements et entretien d’ennemis fantasmés. Mais, de votre point de vue, celui de la vision de long terme et de portée stratégique, cela ne peut faire le poids. Les Etats-Unis n’ont pas besoin de nous pour organiser le chaos moyen-oriental. Accepter ce rôle infâmant de supplétif déstabilisateur nous met du très mauvais côté de l’Histoire. L’Iran ne se laissera plus faire. La Syrie a résisté, et la Libye pâtit toujours de notre complaisance envers les tenants « reconnus » d’un islamisme guerrier dont nous faisons et ferons les frais en France, au Sahel et ailleurs. Les Russes ont repris la main au Moyen-Orient grâce à cette complaisance occidentale pour l’islamisme sunnite. Celui qui fait des morts dans nos rues. La France ne peut espérer être audible et utile, au Levant comme ailleurs, qu’en rompant avec l’insupportable cynisme d’une posture idéaliste et d’un comportement servile et de parti pris. Pourquoi ne pas reconnaitre notre aveuglement devant l’agenda réel du Regime change américain, qui n’avait aucune finalité démocratique ou humanitaire ? Cette sincérité nous rendra de nouveau crédibles. Bref, il est grand temps d’oser, non l’isolement, mais l’indépendance et de devenir un Game changer stratégique majeur.

Votre remarquable discours de l’Ecole militaire illustre cette ambition. La Conférence de Munich a été l’occasion pour les Etats-Unis, niant une fois encore l’évidence d’un Occident en morceaux, de démontrer leur volonté de contrôle étroit de l’Europe, à ses dépens ultimes. D’autant qu’avec la mise en service opérationnel des mini nukes américaines promises à un déploiement en Europe (Pologne Pays baltes), l’on vient de franchir un seuil très inquiétant pour notre sécurité collective. Le nucléaire tactique est une rupture gravissime de l’équilibre stratégique global, auquel il porte le coup de grâce après la sortie de Washington des Accords de limitation de la prolifération nucléaire russo-américains, et face à sa menace de ne pas signer le New Start. S’autoriser à utiliser des bombes nucléaires miniaturisées sur le champ de bataille est la dernière manifestation de la crispation d’un empire défié. Ce fait accompli s’impose dans un silence assourdissant. C’est un drame éthique et une nouvelle avancée du fantasme de l’invincibilité américaine qui oblige la France plus que jamais à penser et agir par elle-même.

Il est donc temps d’imposer une rupture stratégique radicale et de proposer la formation d’une nouvelle Alliance sécuritaire et de défense de l’Europe, non pas contre, mais clairement à côté de l’OTAN, et non plus comme son « pilier européen » qui est un marché de dupes. Une Alliance assumant son évaluation des menaces, son agenda et ses décisions propres. Il faut porter l’Europe stratégique sur les fonts baptismaux… sans la noyer dans l’eau bénite atlantique. Pour être à la hauteur des enjeux, cette projection de puissance et d’influence devra se faire avec une ouverture vers l’espace eurasiatique qui est l’horizon naturel de consolidation de l’UE comme ensemble économique mais aussi stratégique de souverainetés assumées. Un ensemble qui, en coopération avec la Russie, doit imaginer un avenir continental commun apaisé et fructueux. L’intégration économico-politique de l’Eurasie est depuis plus d’un siècle au moins, le cauchemar stratégique américain absolu. Ce n’est pas pour rien ! Cet horizon spatial de coopération est précisément notre avenir, celui de l’Europe et celui de la Russie. Il faut en mesurer la chance et retrouver notre liberté de pensée et de manœuvre. La France doit être la cheville ouvrière européenne de cette grande ambition. Elle doit s’appuyer, outre sur ses partenaires historiques, sur la Pologne, l’Arménie, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. C’est son intérêt prioritaire et c’est le vôtre.

Notre parapluie nucléaire peut et doit s’étendre à ceux des membres de l’UE qui accepteront de construire avec nous cette réponse propre à la double menace de dépècement et d’abaissement que nous promettent à moyen terme, de gré ou de force, Chinois et Américains. En effet, si l’atome ne se partage pas, il peut s’offrir. Attention toutefois à ne pas « mettre au pot » notre statut nucléaire (ou d’ailleurs notre siège au Conseil de Sécurité) contre une « bonne volonté » consentie à mi-mot de nos alliés ou une proposition d’aide financière ! Cette tentation serait suicidaire. C’en serait à jamais fini de notre rang et de notre valeur ajoutée stratégique dans ce nouvel équilibre. Notre force de dissuasion doit demeurer strictement et à jamais souveraine, à notre main et sans aucune dépendance technologique ou financière vis-à-vis de quiconque. Nous en avons parfaitement les moyens. Il est hors de question de leur faire financer un centime du maintien de la crédibilité opérationnelle de notre outil atomique. Ils doivent en revanche participer à des coopérations industrielles proactives et lucides et aussi contribuer financièrement et en hommes à la sécurité européenne.

Cette initiative de rupture constructive sera évidemment décriée, moquée, contrée, des deux côtés de l’Atlantique. Mais beaucoup rejoindront ce socle lorsqu’il leur offrira des contreparties politiques et industrielles enviables. La réussite du projet SCAF de système de combat aérien du futur amorcé avec nos partenaires allemands, en est sans doute la priorité. Mais il faut bien prendre la mesure de freins institutionnels et politiques qui risquent de le mettre en panne. L’Allemagne et la France doivent comprendre qu’elles ont un intérêt commun à se rapprocher et à s’autonomiser ensemble par rapport aux injonctions américaines. Notre Grand allié ne nous en respectera que plus.

Enfin,si l’on veut être stratégiquement « disruptif », il faut mettre en actes un vaste rapprochement, exigent mais sans équivoque, avec la Russie puissance européenne et même occidentale (un jour peut-être même les Etats-Unis le comprendront-ils). Moscou partage avec l’Europe la crainte de l’engloutissement progressif chinois. Dans la droite ligne de la rencontre de Brégançon et du dialogue stratégique relancé à l’automne, vous devez montrer la voie d’un renouvellement radical de la perception de la Russie par les Européens, toujours victimes de leur vision soviétique très « Guerre froide » et complétement dépassée de ce pays. Ce rapprochement entre la France et la Russie, destinées à être rejointes par l’UE et l’UUEA (Union économique eurasiatique) doit être culturel, économique et sécuritaire. Mais seule la levée des sanctions lui donnera corps et crédibilité. Or, le refus d’un seul pays de les proroger ad vitam aeternam peut tout changer. Soyons celui-là et levons unilatéralement les sanctions contre la Russie ! 10 autres nous emboiteront le pas. Les pressions, le chantage américain qui s’abattront sur nous ? Faisons-en autant ! Notre attitude sur les GAFAM ouvre une voie d’une résistance salutaire. Nous ne sommes plus dans un rapport d’équilibre, même inégal, mais dans une relation indéfendable de soumission à l’extraterritorialité américaine, et nous devons en sortir ! Les USA veulent juste fournir l’Europe et la Chine en Pétrole et GNL à la place de la Russie et geler le grand marché d’avenir iranien en attendant que le régime tombe et fasse place à un docile successeur. Six ans d’ostracisme n’ont de toute façon ni déstabilisé ni isolé la Russie. Bien au contraire, ils l’ont déportée par dépit et nécessité vers la Chine. La Crimée restera russe comme le Kossovo albanais. C’est le résultat d’une provocation ratée à laquelle nous avons pris stupidement part. Quant à l’Ukraine, il est grand temps d’ouvrir les yeux sur le rôle que l’Amérique lui fait jouer dans l’affaiblissement de l‘Europe et le maintien de la Russie comme ennemi. Ce pays doit redevenir un tampon stratégique entre l’OTAN et l’espace sécuritaire russe. En échange de ce statut formellement consolidé, dont la France doit prendre l’initiative, Moscou rassuré pourrait faire en sorte que la normalisation avance dans le Donbass dans le respect des Accords de Minsk dont les Ukrainiens demeurent toujours les empêcheurs principaux.

Ces considérations géopolitiques ont un intérêt politique intérieur immédiat. Il n’y a plus « d’extérieur » ou « d’intérieur » ; tout est lié et les Français le savent bien. Ils ont vécu cette sanglante osmose des problématiques dans leur chair avec les attentats. La complaisance persistante envers les islamistes qui veulent déstabiliser le Levant, mais aussi notre société et l’Europe entière, le mépris du droit international sur le dossier iranien, le fait de céder au chantage américain en espérant leur main secourable au Sahel, l’engluement suicidaire dans un anti-russisme primitif et stupide que vous ne partagez pas, mais qui gangrène toujours votre diplomatie et votre haute administration : tout cela nous fait mal. Vous êtes la France aux yeux du monde. Vous personnifiez donc aussi sa capacité à changer de cap, à admettre ses fautes de jugement et d’action pour retrouver sa voix et sa voie. Uniques.

Lancer cette refondation stratégico-diplomatique n’est pas si difficile. Vous n’avez pas à endosser les responsabilités de vos prédécesseurs en Libye, en Syrie, au Yémen, en Ukraine. Vous pouvez faire du neuf. Sublime privilège. Vous avez politiquement tout à gagner à relever notre pays aux yeux de nos compatriotes et des peuples du monde. Il vous faut juste trancher, reconnaitre nos erreurs, affronter les foudres américaines et l’opprobre de certains partenaires européens, qui seront d’abord furieux, puis envieux et bientôt complices de votre audace, car elle les servira aussi.

A deux ans du prochain scrutin présidentiel, vous pouvez encore être l’homme d’Etat que l’on n’attendait plus, celui qui redonne confiance et envie, celui qui a compris que la culture française est un trésor et la patrie une réalité. Il faut savoir tourner la page de nos errements. C’est votre privilège de faire la pédagogie de ce réalisme éthique. Le procès d’intention en cynisme fait au réalisme ne doit pas vous arrêter. Il ne traduit que la peur panique de ceux qui se sont tant fourvoyés et ne veulent à aucun prix le reconnaître.

*Caroline Galactéros, Présidente de Geopragma

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